Sur ces entrefaites Kolia avait rendu les derniers devoirs à son père. Le vieillard était mort d’une nouvelle attaque survenue environ huit jours après la première. Le prince prit une grande part au deuil de la famille; il passa, pendant les premiers jours, des heures entières auprès de Nina Alexandrovna; il assista aux obsèques et à la cérémonie religieuse. Maintes personnes remarquèrent que son arrivée à l’église et son départ provoquèrent dans l’assistance des chuchotements involontaires. Il en allait de même dans la rue et dans le parc; quand il passait, à pied ou en voiture, les conversations s’animaient, on se le montrait et on prononçait son nom ainsi que celui de Nastasie Philippovna. On chercha celle-ci aux obsèques du général, mais elle n’y était point. La «capitaine» n’y assista pas davantage, Lébédev ayant réussi à la retenir à la maison. Le service funèbre fit sur le prince une forte et douloureuse impression. À une question de Lébédev il répondit à voix basse que c’était la première fois qu’il assistait à un enterrement suivant le rite grec, hormis une cérémonie semblable qu’il se souvenait avoir vue, étant enfant, dans une église de village.
– Oui, comment croire que l’homme couché dans cette bière soit le même que celui auquel, il y a si peu de temps, nous avons donné la présidence de notre réunion; vous vous rappelez? dit à voix basse Lébédev. – Mais qui cherchez-vous?
– Rien, il m’avait semblé que…
– Ce n’est pas Rogojine?
– Est-il ici?
– Il est dans l’église.
– Il m’a bien semblé en effet apercevoir ses yeux, murmura le prince d’un air troublé, mais qu’importe… Pourquoi est-il ici?… L’a-t-on invité?
– On n’y a même pas songé. D’ailleurs la famille ne le connaît pas. Tout le monde peut entrer dans l’église. Pourquoi êtes-vous si surpris? Je le rencontre maintenant souvent; la semaine passée je l’ai vu déjà quatre fois, ici à Pavlovsk.
– Je ne l’ai pas encore vu une seule fois… depuis lors, balbutia le prince.
Comme Nastasie Philippovna ne lui avait jamais dit non plus avoir rencontré Rogojine une seule fois «depuis ce temps-là», le prince en conclut que ce dernier avait ses raisons de ne pas se montrer. Durant toute cette journée il parut très absorbé; par contre, Nastasie Philippovna fut d’une gaîté exceptionnelle, gaîté qui se prolongea pendant toute la soirée.
Kolia, qui avait fait sa paix avec le prince avant la mort de son père, lui proposa (l’affaire revêtant une pressante urgence) de prendre Keller [69] et Bourdovski pour garçons d’honneur. Il se porta garant de la bonne tenue du premier et ajouta qu’il serait peut-être «utile». Quant à Bourdovski, toute recommandation était superflue, vu que c’était un homme «tranquille et modeste». Nina Alexandrovna et Lébédev firent observer au prince que, si son mariage était déjà décidé, du moins pouvait-il se dispenser de le célébrer à Pavlovsk à une époque où la saison mondaine battait son plein. Pourquoi tant de publicité? Ne valait-il pas mieux que la cérémonie eût lieu à Pétersbourg et même à domicile? Le prince ne comprit que trop bien la préoccupation que reflétaient ces craintes, mais il se borna à répondre avec laconisme et simplicité que c’était le désir formel de Nastasie Philippovna.
Le lendemain, Keller ayant appris qu’il était choisi comme garçon d’honneur, vint à son tour se présenter au prince. Il s’arrêta sur le seuil; aussitôt qu’il le vit, il leva la main droite et, l’index dressé en l’air, s’écria du ton d’un homme qui profère un serment:
– Je ne bois plus!
Puis il s’approcha du prince, lui serra les deux mains en les secouant avec force et déclara qu’à la vérité il avait d’abord éprouvé du dépit en apprenant ce qui s’était passé; il avait même manifesté ce sentiment au cours d’une partie de billard; mais ce dépit venait seulement de ce que son impatiente amitié aurait voulu voir le prince épouser une princesse de Rohan ou tout au moins de Chabot; mais maintenant il se rendait compte que les pensées du prince étaient au moins douze fois plus nobles que celles de tout l’entourage «pris en bloc»! Car ce qu’il recherchait, ce n’était ni l’éclat, ni la richesse, ni même l’honneur, mais seulement la vérité. Les sympathies des hautes personnalités ne sont que trop connues; mais le prince est lui-même trop élevé par son éducation pour n’être pas, d’une manière générale, mis sur le même rang qu’elles! «Mais la canaille et la fripouille sont d’un avis tout différent; en ville, chez les particuliers, dans les réunions, dans les villas, au concert, dans les cabarets, les salles de billard, on ne parle, on ne jase que du prochain événement. J’ai même entendu dire que l’on vous prépare un charivari sous vos fenêtres, et cela, pour ainsi dire, la première nuit! Si vous avez besoin, prince, du pistolet d’un honnête homme, je suis prêt à échanger noblement une demi-douzaine de coups de feu avant que vous ne quittiez, le lendemain matin, votre couche nuptiale.» Il donna même le conseil de disposer dans la cour une pompe à incendie comme mesure préventive contre la foule assoiffée revenant de l’église; mais Lébédev s’y opposa en disant que, si on mettait cette pompe en action, sa maison serait détruite de fond en comble.
– Je vous assure, prince, que ce Lébédev ourdit des intrigues contre vous. Ils veulent vous faire mettre en tutelle; pouvez-vous imaginer cela? On vous priverait de l’exercice de votre volonté et de l’usage de votre argent, c’est-à-dire des deux biens qui distinguent chacun de nous d’un quadrupède! Or, cela, je l’ai entendu dire, parfaitement entendu! C’est la pure vérité.
Le prince se rappela confusément avoir déjà ouï-dire quelque chose de ce genre, mais il n’y avait naturellement pas prêté attention. Il se borna à rire de la réflexion de Keller et l’oublia aussi sur-le-champ. Le fait est que Lébédev se démenait depuis un certain temps; cet homme tirait toujours des plans sous le coup d’une inspiration, mais, dans son ardeur à les exécuter, il dispersait ses efforts en tous sens et s’éloignait du but qu’il s’était d’abord assigné; aussi n’avait-il guère réussi dans la vie. Plus tard, presque le jour du mariage, il vint se confesser au prince (c’était une manie chez lui de toujours venir exprimer son repentir à ceux contre lesquels il avait intrigué, surtout lorsque ses intrigues avaient échoué). Il lui déclara qu’il était né pour être un Talleyrand et que, par un sort inexplicable, il était resté un simple Lébédev. Là-dessus il découvrit tout son jeu, qui intéressa vivement le prince. À l’en croire, il avait commencé par se mettre en quête de hautes protections pour avoir un appui en cas de besoin, et il était allé trouver à cet effet le général Ivan Fiodorovitch. Celui-ci avait paru embarrassé et, tout en voulant beaucoup de bien «au jeune homme», il avait déclaré que, «si vif que fût son désir de le sauver, les convenances ne lui permettaient pas d’intervenir». Elisabeth Prokofievna n’avait voulu ni le voir ni l’entendre. Eugène Pavlovitch et le prince Stch… s’étaient récusés d’un simple geste. Cependant lui, Lébédev, n’avait pas perdu courage: il avait consulté un homme de loi expérimenté, un vénérable vieillard dont il était l’ami intime et presque l’obligé; ce juriste avait conclu que l’interdiction du prince était parfaitement possible, à condition que des témoins qualifiés certifiassent son désordre mental et sa complète démence; l’essentiel était d’ailleurs de disposer de hautes influences. Lébédev n’avait pas perdu patience et avait même fait venir un jour un médecin chez le prince. Ce médecin était un autre vieillard respectable en villégiature à Pavlovsk; il portait la cravate de l’ordre de Sainte-Anne. Lébédev l’avait amené sous prétexte de lui montrer sa propriété et il l’avait présenté au prince, étant entendu que ses conclusions lui seraient communiquées à titre amical, pour ainsi dire, et non sous une forme officielle.
Le prince se rappela cette visite du docteur; il se souvint que, la veille, Lébédev avait insisté auprès de lui pour le convaincre qu’il était malade; après avoir catégoriquement refusé les secours de la médecine, il s’était soudain trouvé en présence de ce docteur; à en croire Lébédev, ils venaient de sortir tous deux de chez M. Térentiev, qui était très mal, et le médecin avait à son sujet une communication à lui faire. Il avait approuvé Lébédev et reçu le docteur avec beaucoup d’affabilité. La conversation avait porté aussitôt sur le malade, Hippolyte; le docteur désirant connaître de plus amples détails sur la scène du suicide, le prince l’avait charmé par son récit et ses explications de l’événement On avait parlé du climat de Pétersbourg, de la maladie du prince lui-même, de la Suisse, de Schneider. Le prince avait tellement intéressé son interlocuteur par l’exposé du système thérapeutique de Schneider qu’il l’avait retenu pendant deux heures. Il lui avait fait en outre fumer d’excellents cigares et Lébédev lui avait servi une liqueur exquise apportée par Véra. Bien que marié et père de famille, le praticien s’était montré si entreprenant avec celle-ci qu’elle en avait été profondément indignée. On s’était séparé en amis. En sortant, le docteur avait déclaré à Lébédev: «Si l’on voulait mettre en tutelle tous les gens qui sont comme le prince, qui devrait-on prendre comme tuteurs?» Lébédev lui avait répliqué sur un ton tragique en invoquant la proximité de l’événement, mais le docteur, ayant hoché la tête d’un air madré et finaud, avait conclu: «il faut laisser les gens se marier comme bon leur semble.» Au surplus, d’après ce qu’il avait entendu dire, la personne dont il s’agissait n’était pas seulement d’une incomparable beauté, motif déjà suffisant pour tourner la tête d’un homme riche, mais encore possédait des capitaux qui lui venaient de Totski et de Rogojine, ainsi que des perles, des diamants, des châles et des meubles. Somme toute, ce choix, loin de témoigner de la sottise et de l’étrangeté du prince, révélait au contraire chez ce cher garçon un esprit avisé et une intelligence d’homme du monde qui sait calculer. Le docteur s’était donc cru fondé à tirer de là un diagnostic entièrement favorable au prince…