Il y eut un instant de silence pétrifié.
— On sait que vous êtes bouleversé, Alex, dit Tallon d’une voix calme, mais ce n’est pas la peine de parler ainsi à Gabrielle.
— Ne me dites pas comment je dois parler à ma femme !
Il porta la main à son front. Il avait les doigts glacés, la gorge sèche. Il fallait qu’il quitte cet hôpital au plus vite. Il déglutit avant de reprendre la parole.
— Je suis désolé, mais je ne veux pas de cet examen. J’ai des choses importantes à faire aujourd’hui.
— Monsieur, répliqua fermement Dufort, nous gardons en observation au moins vingt-quatre heures tous les patients qui sont restés inconscients aussi longtemps que vous l’avez été.
— Je crains que ça ne soit impossible.
— Quelles choses importantes ? s’enquit Gabrielle en le regardant, incrédule. Tu ne comptes pas aller au bureau ?
— Si, je vais au bureau. Et tu vas à la galerie pour ton vernissage…
— Alex…
— Mais si. Tu bosses là-dessus depuis des mois — pense à toutes les heures que tu as passées ici, pour commencer. Et ce soir, nous irons dîner dehors pour fêter ton succès.
Il avait conscience de hausser à nouveau la voix, et il se força à parler plus calmement.
— Ce n’est pas parce que ce type s’est introduit chez nous qu’il doit s’immiscer dans notre vie. Sauf si on le laisse faire. Regarde-moi, ajouta-t-il en se désignant. Je vais bien. Tu viens de voir le scanner — pas de fracture ni de gonflement.
— Et pas une once de bon sens, fit une voix à l’accent anglais derrière eux.
— Hugo, dit Gabrielle sans se retourner, tu veux bien expliquer à ton associé qu’il est fait de chair et de sang, comme le commun des mortels.
— Ah, mais est-ce bien le cas ?
Quarry se tenait près de la porte, pardessus ouvert, une écharpe de laine rouge cerise enroulée autour du cou et les mains dans les poches.
— « Ton associé » ? répéta le docteur Celik, qui s’était laissé persuader d’amener Quarry des urgences et l’examinait maintenant d’un air soupçonneux. Je croyais que vous étiez son frère ?
— Fais-toi donc faire ce fichu examen, Al, dit Quarry. On peut repousser la présentation.
— Exactement, renchérit Gabrielle.
— Je te promets que je le ferai, assura Hoffmann d’une voix égale. Mais pas aujourd’hui, c’est tout. Est-ce que ça vous va, docteur ? Je ne vais pas m’écrouler ni quoi que ce soit ?
— Monsieur, dit la radiologue grisonnante, qui était de service depuis l’après-midi précédent et commençait à perdre patience, ce que vous faites ou ne faites pas relève uniquement de votre décision. Selon moi, cette blessure a absolument besoin de suture et, si vous partez, il faudra signer un formulaire pour décharger l’hôpital de toute responsabilité. Le reste vous regarde.
— Parfait. Je vais donc me faire recoudre et je signerai ce formulaire. Et je reviendrai une autre fois passer cette IRM, à un moment plus pratique. Tu es contente ? demanda-t-il à Gabrielle.
Avant qu’elle ne puisse répondre, une sonnerie familière de réveil électronique retentit. C’était le réveil du portable d’Hoffmann, qu’il avait réglé sur 6 h 30, dans ce qu’il considérait déjà comme une autre vie.
Hoffmann laissa sa femme avec Quarry à la réception du service des urgences pendant qu’il retournait dans le box pour se faire recoudre. On lui administra un anesthésique local, par injection — la douleur vive et brève lui coupa le souffle —, puis on lui rasa une étroite bande de cheveux autour de la blessure à l’aide d’un rasoir en plastique jetable. Sans lui faire mal, la suture proprement dite lui fit une impression bizarre, comme si l’on retendait son cuir chevelu. Le docteur Celik prit ensuite un petit miroir pour montrer son ouvrage à son patient, tel un coiffeur cherchant l’approbation d’un client. L’entaille ne faisait pas plus de cinq centimètres et, une fois suturée, elle évoquait, là où l’on avait rasé les cheveux, une bouche tordue aux épaisses lèvres blanches. Elle semblait contempler Hoffmann d’un regard mauvais.
— Ça va faire mal, annonça joyeusement le docteur Celik, dès que l’anesthésie se dissipera. Il faudra prendre des antidouleurs.
Il reprit le miroir, et le sourire s’évanouit.
— Vous ne faites pas de pansement ?
— Non, ça cicatrisera plus vite si on laisse la blessure à l’air libre.
— Parfait. Dans ce cas, je peux partir maintenant.
— C’est votre droit, répondit Celik en haussant les épaules. Mais vous devez d’abord signer une décharge.
Lorsqu’il eut signé la petite note — « Je déclare que je quitte l’hôpital universitaire contre l’avis des médecins et bien que j’aie été informé des risques, et que j’en assume la pleine responsabilité » —, Hoffmann prit son sac de vêtements et suivit Celik jusqu’à une petite cabine de douche. Le médecin alluma la lumière. Au moment où il partait, le Turc murmura, à peine audible, « Connard » — ou c’est du moins ce qu’Hoffmann crut entendre, mais la porte se referma avant qu’il n’ait pu répondre.
C’était la première fois qu’il se retrouvait seul depuis qu’il avait repris conscience, et il savoura un moment cette solitude. Il retira son peignoir et son pyjama. Un miroir recouvrait le mur en face de lui, et Hoffmann s’immobilisa pour examiner le reflet de son corps nu sous la lumière impitoyable du néon ; la peau jaunâtre, le ventre mou, les seins légèrement plus visibles qu’autrefois, évoquant ceux d’une gamine pubescente. Il avait des poils gris sur la poitrine. Un long hématome noir lui barrait la hanche gauche. Il se tordit de côté pour s’examiner, promena ses doigts sur la peau éraflée et brunie, puis posa brièvement la main sur son sexe. Il n’y eut pas de réaction, et il se demanda si un coup sur la tête pouvait rendre impuissant. Il baissa les yeux, et ses pieds lui parurent anormalement marbrés et déformés sur le carrelage. C’est la vieillesse, pensa-t-il, ébranlé, c’est mon avenir : je ressemble au portrait de Lucian Freud que Gabrielle voulait me faire acheter. Il se baissa pour prendre le sac et, fugitivement, tout se brouilla et il vacilla. Il s’assit sur la chaise en plastique blanche et mit la tête entre ses genoux.
Le malaise dissipé, il s’habilla lentement et méthodiquement — caleçon, tee-shirt, chaussettes, jean, chemise blanche à manches longues, veste sport — et chaque vêtement lui redonna des forces, le rendit un peu moins vulnérable. Gabrielle avait glissé son portefeuille dans la poche de sa veste. Il en vérifia le contenu : 3 000 francs suisses en billets neufs. Il s’assit et enfila une paire de chaussures montantes. Lorsqu’il se releva pour se regarder à nouveau dans le miroir, il eut la satisfaction de se trouver suffisamment camouflé. Sa tenue ne trahissait rien sur lui, et c’est ce qui lui plaisait. Le patron d’un fonds spéculatif disposant de 10 milliards d’actifs gérés pouvait de nos jours passer pour le livreur. À cet égard du moins, l’argent — l’argent opulent, l’argent sûr de lui, l’argent qui n’a pas besoin d’ostentation — s’était démocratisé.
On frappa à la porte, et il entendit la radiologue, le docteur Dufort, l’appeler :
— Monsieur Hoffmann ? Monsieur Hoffmann, vous vous sentez bien ?
— Oui, merci, répondit-il. Beaucoup mieux.
— Je quitte mon service maintenant, et j’ai quelque chose pour vous.
Il ouvrit la porte. Elle avait enfilé un imperméable et des bottes en caoutchouc, et s’était munie d’un parapluie.
— Tenez, voici les résultats de votre CAT-scan, dit-elle en lui fourrant une pochette en plastique contenant un CD dans les mains. Si vous voulez mon conseil, portez-les à votre médecin le plus rapidement possible.