— Je n’y manquerai pas, bien sûr. Merci.
— Vraiment ? dit-elle avec un coup d’œil dubitatif. Vous devriez, vous savez. S’il y a quelque chose, ça ne partira pas tout seul. Mieux vaut affronter ses peurs une bonne fois que de les laisser couver.
— Vous pensez donc qu’il y a quelque chose qui cloche ?
Il détesta le son de sa propre voix — tremblotante, pathétique.
— Je n’en sais rien, monsieur. Il faudrait une IRM pour le déterminer.
— Qu’est-ce que ça pourrait être, d’après vous ? questionna Hoffmann avec une hésitation. Une tumeur ?
— Non, je ne crois pas.
— Quoi d’autre, alors ?
Il scruta son regard pour y chercher un indice, mais n’y trouva que de l’ennui ; il prit conscience qu’elle devait souvent annoncer des mauvaises nouvelles.
— Ce n’est probablement rien du tout, répondit-elle. Mais j’imagine qu’il pourrait y avoir d’autres explications, comme — ce ne sont que des conjectures, notez-le bien — une sclérose en plaque ou une possible démence. Mieux vaut y être préparé.
Elle lui tapota la main.
— Allez voir votre médecin, monsieur. Vraiment, vous pouvez me croire : le plus effrayant est toujours ce qu’on ne sait pas.
4
« La moindre supériorité que certains individus, à un âge ou pendant une saison quelconque, peuvent avoir sur ceux avec lesquels ils se trouvent en concurrence, ou toute adaptation plus parfaite aux conditions ambiantes, font, dans le cours des temps, pencher la balance en leur faveur. »
Dans le secret du cercle très fermé des superriches, on se demandait parfois pourquoi Hoffmann avait fait de Quarry son associé à parts égales dans Hoffmann Investment Technologies : c’étaient bien les algorithmes du physicien qui produisaient les dividendes, et l’enseigne était à son nom. Mais le fait de pouvoir se cacher derrière quelqu’un de plus extraverti convenait parfaitement à Hoffmann. Et il savait en outre que, sans son associé, il n’y aurait pas eu de société. Ce n’était pas seulement que, contrairement à lui, Quarry s’intéressait au système bancaire et possédait l’expérience nécessaire ; l’Anglais avait un autre don auquel Hoffmann n’accéderait jamais, quels que soient ses efforts pour y parvenir : le don de savoir s’y prendre avec les gens.
Il y avait une part de charme, bien sûr. Mais c’était plus que ça. C’était la capacité de pousser les autres vers des objectifs plus vastes. En cas de guerre, Quarry aurait fait l’aide de camp idéal d’un maréchal — poste qu’avaient en fait occupé dans l’armée britannique son arrière et son arrière-arrière-grand-père — pour s’assurer que les ordres étaient bien transmis, apaiser les rancœurs, renvoyer des subordonnés avec un tel tact qu’ils partaient en croyant l’avoir décidé eux-mêmes, réquisitionner les meilleurs châteaux pour les états-majors de campagne et, au terme d’une journée de seize heures, réunir des rivaux jaloux autour d’un dîner dont il aurait lui-même sélectionné les vins. Il était diplômé d’Oxford avec mention très bien en philosophie, politique et économie, avait une ex-femme et trois enfants gardés à l’abri dans un lugubre manoir conçu par Lutyens dans un repli pluvieux du Surrey, un chalet de ski à Chamonix où il se rendait en hiver avec celle qui se trouvait avec lui ce week-end-là parmi une suite interchangeable de filles belles et sous-alimentées qu’il écartait toujours avant que ne se profile le moindre signe annonciateur de gynécologue ou d’avocat à l’horizon. Gabrielle ne pouvait pas le supporter.
Néanmoins, la situation de crise les rendait momentanément alliés. Pendant qu’Hoffmann se faisait recoudre, Quarry alla chercher pour Gabrielle une tasse d’un café ignoble au distributeur du couloir. Il s’installa avec elle dans la salle d’attente étriquée, avec ses chaises en bois inconfortables et sa galaxie d’étoiles en plastique qui brillait au plafond. Il lui tint la main et la serra aux moments appropriés. Il l’écouta raconter ce qui s’était passé et, lorsqu’elle lui énuméra les bizarreries de comportement de son mari, lui assura que tout irait bien :
— Inutile de se voiler la face, Gabs : même quand tout va bien, il n’est jamais à proprement parler normal, si ? Ne t’inquiète pas, on va régler tout ça. Donne-moi dix minutes.
Il appela son assistante et lui dit qu’il avait besoin d’une voiture avec chauffeur pour tout de suite. Il réveilla le responsable de la sécurité de la société, Maurice Genoud, et lui ordonna sur un ton brusque de se rendre à une réunion d’urgence au bureau moins d’une heure plus tard, et d’envoyer quelqu’un chez les Hoffmann. Il obtint ensuite de parler à un certain inspecteur Leclerc, et le persuada d’accepter que le docteur Hoffmann ne soit pas contraint d’aller faire sa déposition dans les locaux de la police dès sa sortie de l’hôpital. Leclerc convint qu’il avait déjà pris des notes suffisamment détaillées pour faire son rapport, et qu’Hoffmann pourrait y apporter les corrections nécessaires et le signer plus tard dans la journée.
Pendant tout ce temps, Gabrielle observa malgré elle Quarry avec admiration. Il était tellement à l’opposé d’Alex. Il était beau et il le savait. Son attitude si typique des Anglais méridionaux portait sur ses nerfs de presbytérienne du Nord. Elle se demandait parfois s’il n’était pas gay, et si tout ce défilé de belles filles n’était pas davantage destiné à la galerie qu’à sa consommation personnelle.
— Hugo, dit-elle d’une voix grave lorsqu’il eut enfin rangé son portable. Je voudrais que tu me rendes un service. Je voudrais que tu lui ordonnes de ne pas aller au bureau aujourd’hui.
— Ma chérie, répliqua-t-il en lui reprenant la main, si je pensais que ça pourrait y changer quoi que ce soit, je le lui dirais. Mais, comme tu le sais au moins aussi bien que moi, une fois qu’il s’est mis en tête de faire quelque chose, il le fait.
— Et c’est vraiment si important que ça, ce qui est prévu aujourd’hui ?
— Oui, tout à fait.
Quarry redressa très légèrement le poignet afin de lire l’heure à sa montre sans lâcher la main de Gabrielle.
— Enfin, rien qui ne puisse être repoussé s’il y allait réellement de sa santé. Mais, pour être franc avec toi, il serait très nettement préférable qu’il soit là. Des gens sont venus de très loin pour le voir.
Elle retira sa main.
— Prends garde de ne pas tuer la poule aux œufs d’or, commenta-t-elle avec amertume. Ce serait franchement mauvais pour les affaires.
— Ne crois pas que je n’en aie pas conscience, assura affablement Quarry. (Son sourire fit naître de petites rides autour de ses yeux d’un bleu profond ; ses cils, comme ses cheveux, avaient une teinte blond vénitien.) Écoute, reprit-il, si j’ai, ne serait-ce qu’un instant, l’impression qu’il joue avec sa santé, je te le renvoie à la maison dans le quart d’heure qui suit pour que maman le mette au lit. Je t’en fais la promesse. Et maintenant, dit-il en regardant par-dessus l’épaule de Gabrielle, voici, si je ne me trompe, venir notre bonne vieille poule, à moitié plumée et ébouriffée. (Il fut aussitôt debout.) Mon cher Al, commença-t-il en le rejoignant à mi-chemin dans le couloir. Comment te sens-tu ? Tu es blême.
— J’irai beaucoup mieux dès que je serai sorti d’ici.
Hoffmann glissa le CD dans la poche de son pardessus pour que Gabrielle ne puisse pas le voir. Puis il embrassa sa femme sur la joue.