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— Ça va aller, maintenant.

*

Ils traversèrent le grand hall des admissions. Il était près de 7 h 30 et dehors le jour s’était enfin levé, froid, couvert et réticent. Les épais rouleaux de nuages suspendus au-dessus de l’hôpital étaient du même gris que la matière grise cervicale, ou c’est du moins ce qu’il parut à Hoffmann, qui voyait à présent le scanner où qu’il posât les yeux. Une rafale de vent tourbillonna sur l’esplanade circulaire et plaqua son imperméable contre ses jambes. Un groupe de fumeurs, réduit mais égalitaire, médecins en blouse blanche et patients en peignoir, se tenaient devant la porte d’entrée, rassemblés pour affronter le temps exceptionnellement pourri de ce mois de mai. La fumée de leurs cigarettes tourbillonnait sous les lampes à sodium avant de se dissoudre dans le crachin.

Quarry repéra leur voiture, une grosse Mercedes propriété d’une entreprise de location genevoise fiable et discrète sous contrat avec la société. Elle était garée sur une place réservée aux handicapés. Le chauffeur quitta le siège conducteur en les voyant arriver et leur ouvrit la portière arrière — un type costaud et moustachu : il a déjà conduit pour moi, songea Hoffmann, qui chercha à se rappeler son nom alors qu’ils se rapprochaient.

— Georges ! le salua-t-il avec soulagement. Bonjour, Georges !

— Bonjour, monsieur, rétorqua le chauffeur, qui porta la main à sa casquette en guise de salut tandis que Gabrielle se glissait sur la banquette arrière, suivie par Quarry. Et, monsieur, chuchota-t-il en aparté à Hoffmann, pardonnez-moi mais, pour votre information, je m’appelle Claude.

— Bon, les enfants, dit Quarry, qui, assis entre les Hoffmann, les prit chacun par le genou le plus proche de lui. Où on va ?

— Au bureau, indiqua Hoffmann au moment même où Gabrielle indiquait :

— À la maison.

— Au bureau, insista Hoffmann, et ensuite à la maison, pour ma femme.

Il commençait déjà à y avoir de la circulation à l’approche du centre-ville et, lorsque la Mercedes prit le boulevard de la Cluse, Hoffmann sombra dans son silence habituel. Il se demanda si les autres avaient entendu son erreur. Qu’est-ce qui avait bien pu le pousser à dire ça ? Ce n’était pas comme s’il était du genre à remarquer qui était son chauffeur, et encore moins à lui parler : les trajets en voiture s’effectuaient généralement en compagnie de son iPad, à chercher des infos sur Internet ou plus simplement à lire l’édition en ligne du Financial Times ou du Wall Street Journal. Il lui arrivait même rarement de regarder par la vitre. Il trouvait d’ailleurs très bizarre de contempler le paysage qui défilait à présent, puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire, et de remarquer par exemple, pour la première fois depuis des années, les gens qui faisaient la queue à un arrêt de bus, la mine épuisée avant même d’avoir vraiment commencé leur journée ; ou le nombre de jeunes Maghrébins qui traînaient au coin des rues — chose qui ne se voyait pas lorsqu’il était arrivé en Suisse. Et pourquoi ne seraient-ils pas là ? pensa-t-il. Leur présence à Genève découlait tout autant de la mondialisation que la sienne ou celle de Quarry.

La limousine ralentit pour tourner à gauche. Une cloche retentit et un tram arriva à leur hauteur. Hoffmann leva distraitement les yeux sur les visages encadrés par les fenêtres éclairées. Pendant un instant, ils parurent suspendus, immobiles, dans la pénombre matinale, puis ils commencèrent à le dépasser en silence : certains le regard perdu dans le vide, d’autres assoupis, un autre lisant la Tribune de Genève et enfin, dans l’encadrement de la dernière fenêtre, le profil d’un homme d’une bonne cinquantaine d’années au front haut et aux cheveux gris ramenés grossièrement en queue-de-cheval. Il resta un instant au niveau d’Hoffmann, puis le tram accéléra et, dans une décharge d’électricité et une gerbe d’étincelles bleu pâle, l’apparition s’évanouit.

Tout fut tellement rapide et irréel. Hoffmann n’était pas certain de ne pas avoir rêvé. Quarry dut le sentir sursauter ou l’entendre retenir sa respiration.

— Ça va, vieux ? s’enquit-il en se tournant vers lui.

Mais Hoffmann était trop saisi pour lui répondre.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Gabrielle en s’étirant pour voir son mari derrière la tête de Quarry.

— Rien, assura Hoffmann, qui s’efforça de retrouver une voix normale. L’anesthésie doit se dissiper. (Il s’abrita les yeux derrière sa main et regarda par la vitre.) Vous voulez bien mettre la radio ?

La voix de la présentatrice se fit entendre, d’une jovialité déconcertante, comme si elle ne savait pas ce qu’elle disait ; elle aurait pu annoncer l’Apocalypse avec le sourire.

« Malgré la mort de trois employés de banque à Athènes, le gouvernement grec a promis hier soir de poursuivre le plan d’austérité. Les trois employés ont été tués alors que des manifestants qui protestaient contre les coupes budgétaires attaquaient la banque avec des bombes artisanales… »

Hoffmann essayait de déterminer s’il était ou non victime d’une hallucination. Si ce n’en était pas une, il devait absolument appeler Leclerc tout de suite et demander au chauffeur de suivre le tram jusqu’à l’arrivée de la police. Mais s’il s’imaginait des choses ? Il reculait mentalement devant l’humiliation qui ne manquerait pas de suivre. Pire encore, cela impliquerait qu’il ne pourrait plus se fier aux signaux que lui envoyait son propre cerveau. Il était prêt à tout supporter à part la démence. Plutôt mourir que de suivre à nouveau ce chemin. Il préféra donc se taire et garda le visage tourné vers la vitre afin que les autres ne voient pas la panique dans ses yeux tandis que la radio continuait de déverser ses informations.

« On s’attend à ce que les marchés financiers ouvrent à la baisse ce matin après avoir dévissé toute la semaine en Europe et aux États-Unis. La crise est alimentée par la crainte qu’un ou plusieurs pays de la zone euro puisse ne plus faire face au remboursement de sa dette publique. Cette nuit, on a assisté encore à de fortes pertes en Extrême-Orient… »

Si mon esprit était un algorithme, songea Hoffmann, je le mettrais en quarantaine. Je le fermerais.

« En Grande-Bretagne, les électeurs se rendent aux urnes aujourd’hui pour élire leur nouveau gouvernement. Après treize années de pouvoir, on s’attend à la défaite du parti travailliste de centre gauche… »

— Tu as voté par correspondance, Gabs ? demanda Quarry avec désinvolture.

— Oui, pas toi ?

— Oh, non. Pourquoi irais-je m’embêter avec ça ? Pour qui as-tu voté ? Non, attends, laisse-moi deviner. Les Verts.

— C’est un scrutin secret, répliqua-t-elle avec raideur, irritée qu’il soit tombé juste.

La société d’Hoffmann était située dans les Eaux-Vives, un quartier au sud du lac aussi solide et assuré que l’homme d’affaires suisse du XIXe siècle qui l’avait bâti : d’imposantes demeures, de larges boulevards d’inspiration parisienne coiffés de câbles de trams, des cerisiers qui jaillissaient des trottoirs pour arroser les pavés gris de pétales blanc sale et roses, des rez-de-chaussée de boutiques et de restaurants imperturbablement surmontés par sept étages de bureaux et d’habitations. Niché au milieu de toute cette respectabilité bourgeoise, Hoffmann Investment Technologies présentait au monde une étroite façade victorienne, facile à manquer si on ne la cherchait pas, signalée simplement par une petite plaque au-dessus d’un interphone. Une rampe fermée par un volet métallique et surveillée par une caméra de sécurité menait à un garage souterrain. Il y avait d’un côté un salon de thé *, de l’autre un supermarché ouvert tard le soir. Au loin, la chaîne du Jura était encore coiffée de neige.