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— Tu me promets de faire attention ? demanda Gabrielle alors que la Mercedes se garait.

Hoffmann passa la main derrière Quarry pour serrer l’épaule de sa femme.

— Je me sens de mieux en mieux. Mais toi ? Ça va aller, de retourner à la maison ?

— Genoud envoie quelqu’un, intervint Quarry.

Gabrielle adressa une rapide grimace à Hoffmann — sa tête d’Hugo, qui impliquait de baisser les coins de la bouche en tirant la langue et en levant les yeux au ciel. Malgré tout, il faillit éclater de rire.

— Hugo maîtrise la situation, dit-elle, n’est-ce pas, Hugo ? Comme toujours. (Elle embrassa la main de son mari, restée sur son épaule, avant de reprendre :) De toute façon, je ne reste pas. Je prends juste mes affaires et je file à la galerie.

Le chauffeur ouvrit la portière.

— Écoute, dit Hoffmann, qui n’avait pas envie de la laisser partir. Bonne chance pour ce matin. Je passerai voir comment ça se présente dès que j’ai un moment.

— Ça me ferait plaisir.

Il descendit sur le trottoir. Elle eut soudain la prémonition qu’elle ne le reverrait plus jamais, si vive qu’elle en eut la nausée.

— Tu es sûr qu’on ne devrait pas tout annuler tous les deux pour prendre notre journée ?

— Pas question. Ça va être super.

— Eh bien, salut, très chère, conclut Quarry en faisant glisser son derrière soigné sur la banquette de cuir en direction de la portière ouverte. Tu sais quoi ? ajouta-t-il en sortant. Je crois que je vais venir t’acheter un de tes bidules. Ça ferait très bien dans notre réception, je crois.

La voiture s’éloigna, et Gabrielle les regarda par la lunette arrière. Quarry avait passé son bras gauche autour des épaules d’Alex et l’entraînait vers la porte ; il faisait un geste de la main droite. Elle ne comprit pas ce que le geste signifiait, mais elle savait que Quarry lançait une plaisanterie. Un instant après, ils avaient disparu.

*

Les bureaux d’Hoffmann Investment Technologies se présentaient au visiteur comme les étapes parfaitement orchestrées d’un tour de magie. Tout d’abord, de grosses portes de verre fumé s’ouvraient automatiquement sur une réception étroite, à peine plus large qu’un couloir, et basse de plafond, cernée de murs de granit brun à peine éclairés. Vous deviez ensuite présenter votre visage à une caméra de reconnaissance faciale en 3D. Il fallait moins d’une seconde pour que l’algorithme de géométrie métrique compare vos traits avec ceux enregistrés dans la banque de données (il était important de conserver une expression neutre pendant toute l’opération) ; si vous étiez un visiteur, vous deviez donner votre identité au garde impassible posté à l’entrée. Une fois votre identité établie, vous franchissiez un tourniquet tubulaire métallique, remontiez un autre couloir très court et tourniez à gauche pour vous retrouver devant un immense espace ouvert inondé de lumière naturelle. Ce qui frappait alors, c’était qu’il s’agissait en fait de trois bâtiments réunis en un seul. La paroi du fond avait été démolie et remplacée par une sorte d’à-pic de glacier alpin en verre sur huit niveaux, qui surplombait une cour intérieure centrée sur un jet d’eau et des fougères géantes très graphiques. Deux ascenseurs jumeaux se déplaçaient sans bruit dans leur gangue de verre insonorisée.

Quarry, passé maître dans l’art de la mise en scène et le commercial, avait été stupéfié pas le concept à l’instant même où il avait visité les lieux, neuf mois plus tôt. Hoffmann avait pour sa part été séduit par les systèmes informatisés — l’éclairage qui s’ajustait à la lumière du dehors, les fenêtres qui s’ouvraient automatiquement pour réguler la température, les cheminées d’aération sur le toit qui permettaient de se passer de l’air conditionné dans tous les espaces ouverts, la pompe à chaleur géothermique pour le chauffage, le récupérateur d’eau de pluie avec sa citerne de cent mille litres pour alimenter les chasses d’eau. L’immeuble était présenté comme « une entité holistique entièrement numérisée avec un impact carbone réduit ». En cas d’incendie, les régulateurs de débit du système de ventilation se fermaient pour éviter la propagation de la fumée, et les ascenseurs étaient renvoyés au rez-de-chaussée pour éviter que les gens ne les prennent. Et surtout l’immeuble était relié au très haut débit par fibre optique GV1, le réseau le plus rapide d’Europe. L’affaire était réglée : ils louèrent tout le cinquième étage. Les sociétés locataires des étages supérieurs et inférieurs — DigiSyst, EcoTech, EuroTel — étaient aussi mystérieuses que leurs noms. Aucun membre d’une de ces entreprises ne semblait avoir conscience de l’existence des autres. Les montées et descentes en ascenseur s’effectuaient dans un silence gêné, sauf au moment où les passagers pénétraient dans la cabine et annonçaient leur étage de destination (le système de reconnaissance vocale parvenait à distinguer les accents régionaux de vingt-quatre langues différentes), et cela n’était pas pour déplaire à Hoffmann, qui était obsédé par sa tranquillité et détestait les bavardages inutiles.

Le cinquième étage constituait un royaume à l’intérieur du royaume. Une paroi de verre bullé opaque de couleur turquoise masquait l’accès aux ascenseurs. Comme en bas, il fallait pour entrer présenter un visage détendu à une caméra reliée à un scanner. La reconnaissance faciale déclenchait l’ouverture d’un panneau coulissant, le verre vibrant à peine tandis qu’il s’écartait pour révéler la réception personnelle d’Hoffmann Investment : des cubes de cuir gris et noir empilés et disposés comme des briques de jeu de construction pour former des sièges et des canapés, une table basse en verre et chrome et des pupitres réglables équipés d’ordinateurs à écran tactile sur lesquels les visiteurs pouvaient consulter Internet en attendant leur rendez-vous. Chaque terminal affichait un écran de veille énonçant le mot d’ordre de la société en lettres rouges sur fond blanc :

L’ENTREPRISE DE L’AVENIR N’UTILISE PAS DE PAPIER
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR NE FAIT PAS DE STOCK
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST ENTIÈREMENT NUMÉRIQUE
L’ENTREPRISE DE L’AVENIR EST LÀ

Il n’y avait ni magazines ni journaux d’aucune sorte dans la salle d’attente : la politique de l’entreprise voulait éviter autant que possible que tout document imprimé ou papier à écrire ne franchisse le seuil de ses bureaux. La règle ne s’appliquait évidemment pas aux invités, mais les employés comme les patrons de la société devaient s’acquitter d’une amende de dix francs suisses et voyaient leur nom figurer sur l’Intranet de la compagnie chaque fois qu’il étaient surpris en possession d’encre et de pulpe de bois au lieu de s’en tenir au silicone et au plastique. Il était étonnant de constater avec quelle rapidité cette simple règle avait modifié les habitudes de chacun, y compris celles de Quarry. Dix ans après que Bill Gates avait commencé à prêcher l’évangile du bureau sans papier dans Le Travail à la vitesse de la pensée, Hoffmann l’avait plus ou moins appliqué. Curieusement, il était presque aussi fier de cela que de toutes ses autres réalisations.

C’était donc très embarrassant pour lui de devoir traverser la réception avec sa première édition de L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux. S’il avait surpris n’importe qui d’autre avec ce livre, il lui aurait fait remarquer qu’on pouvait consulter ce texte en ligne via le Projet Gutenberg ou darwin-online.org et lui aurait demandé sur un ton sarcastique s’il croyait pouvoir lire plus vite que l’algorithme du VIXAL-4 ou s’il s’était entraîné mentalement à faire de la recherche de mots. Il ne trouvait nullement paradoxal de mettre autant de zèle à bannir les livres du bureau qu’à collectionner les premières éditions rares chez lui. Les livres étaient des antiquités, au même titre que n’importe quel objet du passé. Autant reprocher à un collectionneur de candélabres de Venise ou de chaises percées Régence de se servir de la lumière électrique ou de tirer une chasse d’eau. Il glissa néanmoins le volume sous son pardessus et lança un coup d’œil coupable vers l’une des caméras de sécurité miniatures qui surveillaient l’étage.