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Hoffmann referma la porte et longea les parois en double vitrage de son bureau afin d’abaisser et de fermer tous les stores vénitiens. Il suspendit son imperméable, prit le CD de son CAT-scan dans sa poche et en tapota le boîtier contre ses dents tout en se demandant ce qu’il allait en faire. Il n’y avait sur son bureau que la batterie inévitable de six écrans Bloomberg, un clavier, une souris et un téléphone. Il s’assit sur le fauteuil ergonomique pivotant à haut dossier, cuir avoine et inclinaison pneumatique à 2 000 dollars, ouvrit le tiroir du bas et y fourra le CD tout au fond. Puis il referma le tiroir et alluma son terminal. À Tokyo, l’indice Nikkei des deux cent vingt-cinq sociétés à plus forte capitalisation boursière avait fini en baisse de 3,3 %. Mitsubishi Corporation avait perdu 5,4 %, Japan Petroleum Exploration Company 4 %, Mazda Motors 5 %, et Nikon 3,5 pour cent. L’indice composite de la bourse de Shanghai accusait une chute de 4,1 après huit mois de baisse. Hoffmann songea que ça tournait à la débâcle.

Soudain, avant même qu’il comprenne ce qui se passait, les écrans se brouillèrent et il se mit à pleurer. Ses mains tremblaient et une étrange note funèbre s’échappait de sa gorge. Puis tout son buste fut secoué de spasmes. Je craque, pensa-t-il, et il posa douloureusement son front contre le bureau. Mais, en même temps, il se sentait curieusement détaché de son effondrement, comme s’il s’observait depuis un point situé au plafond de la pièce. Il avait conscience de haleter à la façon d’un animal épuisé. Au bout de quelques minutes, lorsque les tremblements se furent calmés et qu’il put reprendre sa respiration, il s’aperçut qu’il se sentait beaucoup mieux, et même légèrement euphorique — la catharsis facile des pleurs —, il était tentant d’y devenir accro. Il se redressa et retira ses lunettes pour s’essuyer les yeux de ses doigts tremblants et le nez sur le revers de sa main. Puis il gonfla les joues.

— Bon Dieu, murmura-t-il. Bon Dieu de bon Dieu.

Il resta un instant immobile, le temps de récupérer, puis se leva et retourna chercher le Darwin dans son imperméable. Il posa l’ouvrage sur le bureau et s’installa devant. La reliure de toile verte vieille de cent trente-huit ans au dos légèrement élimé paraissait totalement incongrue dans le cadre de ce bureau, où rien ne datait de plus de six mois. Hoffmann l’ouvrit avec hésitation à l’endroit où il s’était arrêté de lire, peu après minuit. (« Chapitre XII : Surprise-étonnement-crainte-horreur »). Il prit la fiche du bouquiniste hollandais, la déplia et la lissa. « Rosengaarden & Nijenhuise, livres anciens à caractère médical et scientifique, depuis 1911. » Il tendit le bras vers le téléphone. Après un court débat intérieur pour déterminer si c’était la meilleure marche à suivre, il composa le numéro du bouquiniste à Amsterdam.

Le téléphone sonna longtemps sans que personne décroche, ce qui n’était guère surprenant vu qu’il n’était que 8 h 30. Mais Hoffmann comprenait mal ces nuances temporelles : puisqu’il se trouvait à son bureau, il supposait qu’il devait en aller de même pour tout un chacun. Il laissa donc sonner interminablement et se remémora Amsterdam. Il s’y était rendu à deux reprises, et il aimait son élégance et son sens de l’histoire ; c’était une ville dotée d’intelligence. Il fallait absolument qu’il y emmène Gabrielle quand toute cette affaire serait réglée. Ils pourraient fumer des joints dans un café et faire l’amour tout l’après-midi dans la chambre lambrissée d’un tout petit hôtel. Tandis qu’il écoutait le ronronnement ininterrompu de la sonnerie, il imagina la boutique du bouquiniste avec ses petits vitraux épais à motifs de volutes donnant sur une rue pavée bordée d’arbres, au bord d’un canal ; de hauts rayonnages poussiéreux auxquels on accédait par des échelles branlantes ; des instruments scientifiques anciens en laiton poli — un sextant, peut-être, et un microscope ; un vieux bibliophile chauve et voûté qui tournait la clé dans la porte pour se précipiter sur son bureau, juste à temps pour décrocher le combiné…

— Goedemorgen. Rosengaarden en Nijenhuise.

La voix n’était ni vieille ni masculine, mais jeune et féminine ; mélodieuse et chantante.

— Vous parlez anglais ? demanda-t-il.

— Oui. Que puis-je faire pour vous ?

Il s’éclaircit la gorge et s’avança sur son siège.

— Je crois que vous m’avez envoyé un livre avant-hier. Je m’appelle Alexander Hoffmann et j’habite Genève.

— Hoffmann ? Oui, docteur Hoffmann. Naturellement que je m’en souviens. La première édition de Darwin. Un bel ouvrage. Vous l’avez reçu ? J’espère qu’il n’y a pas eu de problème avec la livraison.

— Oui, je l’ai reçu. Mais il n’y avait pas de mot avec, et je ne peux pas remercier celui qui me l’a offert. Vous pourriez me donner cette information ?

Il y eut un silence.

— Vous avez bien dit que vous vous appelez Alexander Hoffmann ?

— Oui, c’est ça.

Le silence qui suivit se prolongea et, lorsque la fille reprit la parole, elle semblait troublée.

— Vous l’avez acheté vous-même, docteur Hoffmann.

Hoffmann ferma les yeux. Quand il les rouvrit, il lui sembla que la pièce s’était légèrement déplacée sur son axe.

— C’est impossible, dit-il enfin. Ce n’est pas moi qui l’ai acheté. Il doit s’agir de quelqu’un qui s’est fait passer pour moi.

— Mais c’est vous qui avez réglé. Vous êtes sûr de ne pas avoir oublié ?

— Comment ai-je réglé ?

— Par virement bancaire.

— Qui se montait à combien ?

— 10 000 euros.

De sa main libre, Hoffmann se raccrocha au bord de son bureau.

— Attendez. Comment est-ce possible ? Est-ce que quelqu’un est venu au magasin en se faisant passer pour moi ?

— Il n’y a plus de magasin. Plus depuis cinq ans. Juste une boîte postale. Nous travaillons à présent dans un entrepôt de la banlieue de Rotterdam.

— Bon, quelqu’un a bien dû me parler au téléphone, non ?

— Non, il est devenu très rare de parler aux clients de nos jours. Les commandes arrivent toutes par courrier électronique.

Hoffmann coinça le combiné entre son épaule et son menton. Il alluma son terminal et ouvrit sa boîte mail. Il fit défiler les messages envoyés.

— Quand suis-je censé vous avoir envoyé ce mail ?

— Le 3 mai.

— Eh bien, je suis en train de visionner les mails que j’ai envoyés ce jour-là, et je peux vous assurer que je ne vous ai rien envoyé le 3 mai. Quelle adresse électronique figure sur la commande ?

— A point Hoffmann arobase Hoffmann Investment Technologies point com.

— Oui, c’est bien mon adresse. Mais je ne vois aucun message envoyé à un bouquiniste ici.

— Vous l’avez peut-être envoyé d’un autre ordinateur ?

— Non, je suis sûr que non.

Alors même qu’il prononçait ces mots, sa voix perdit de son assurance et la panique lui donna presque la nausée, comme si un gouffre venait de s’ouvrir à ses pieds. La radiologue avait suggéré que les petits points blancs sur son scanner pouvaient être un signe de démence. Peut-être s’était-il servi de son téléphone portable, ou de son ordinateur portable, ou du fixe qu’il avait à la maison, et avait-il tout oublié.