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— Qu’y avait-il exactement dans le message que je vous ai envoyé ? Pouvez-vous me le lire ?

— Il n’y a pas eu de message. Tout se fait automatiquement. Le client clique sur le titre de notre catalogue en ligne et remplit le bulletin de commande électronique — nom, adresse, mode de paiement. (Elle avait dû percevoir le doute dans sa voix, car une certaine prudence teintait à présent la sienne.) J’espère que vous ne souhaitez pas annuler la commande…

— Non. Il faut juste que je tire ça au clair. Vous dites que l’argent a été versé par virement bancaire ? Quel est le numéro du compte débiteur ?

— Je ne peux pas vous livrer cette information.

Hoffmann rassembla toutes les forces qui lui restaient.

— Écoutez-moi, maintenant. J’ai de toute évidence été victime d’une imposture grave. C’est de l’usurpation d’identité. Et je vais très certainement annuler cette commande et mettre toute cette histoire entre les mains de la police et de mes avocats si vous ne me donnez pas ce numéro de compte sur-le-champ afin que je puisse comprendre ce que c’est que ce bordel.

Il y eut un silence à l’autre bout de la ligne. Puis la femme répondit d’un ton glacial :

— Je ne peux pas vous livrer cette information par téléphone, mais je peux vous l’envoyer à l’adresse mail qui figure sur le bon de commande. Je peux le faire tout de suite. Cela vous satisferait-il ?

— Ce serait parfait pour moi. Merci.

Hoffmann raccrocha et poussa un soupir. Il posa les coudes sur le bureau, laissa reposer sa tête sur le bout de ses doigts et regarda fixement son écran d’ordinateur. Le temps semblait passer très lentement, mais il ne s’écoula en réalité qu’une vingtaine de secondes avant que sa boîte mail affiche un nouveau message. Il l’ouvrit. Il provenait du bouquiniste. Il ne contenait pas de formule de politesse, juste une ligne de vingt chiffres et lettres, et le nom du titulaire du compte : A. J. Hoffmann. Il le fixa d’un regard incrédule, puis appela son assistante par l’interphone.

— Marie-Claude, pourriez-vous m’envoyer par mail la liste de tous mes comptes en banque personnels ? Tout de suite, s’il vous plaît.

— Bien sûr.

— Et vous gardez les codes de sécurité de chez moi quelque part, je crois ?

— Oui, docteur Hoffmann.

Marie-Claude Durade était une Suissesse vive d’une bonne cinquantaine d’années qui travaillait pour Hoffmann depuis cinq ans. Elle était la seule au bureau qui ne l’appelait pas par son prénom, et Hoffmann aurait trouvé inconcevable qu’elle puisse se retrouver mêlée à une quelconque activité illégale.

— Où les conservez-vous ?

— Dans votre fichier personnel, sur mon ordinateur.

— Quelqu’un vous les a-t-il demandés ?

— Non.

— Vous n’en avez pas parlé à quelqu’un ?

— Certainement pas.

— Pas même à votre mari ?

— Mon mari est mort l’année dernière.

— Vraiment ? Oh. Bon. Désolé. En fait, quelqu’un s’est introduit chez moi cette nuit. La police voudra peut-être vous poser quelques questions. C’est juste pour que vous soyez au courant.

— Oui, docteur Hoffmann.

Tout en attendant qu’elle lui envoie le détail de ses comptes, il feuilleta le Darwin. Il chercha le mot « soupçon » dans l’index :

« Un homme peut avoir l’âme dévorée de soupçons ou de haine, d’envie ou de jalousie, sans que ces sentiments provoquent par eux-mêmes aucun acte, sans qu’ils se révèlent par aucun signe extérieur… »

Malgré tout le respect qu’il devait à Darwin, Hoffmann eut le sentiment que son expérience personnelle contredisait cette assertion. Il avait bien l’âme dévorée de soupçons, mais il ne doutait pas que cela se voyait sur son visage — les coins de la bouche tournés vers le bas, les yeux fuyants, plissés, maussades. Qui avait jamais entendu parler d’un cas d’usurpation d’identité où l’usurpateur achetait un cadeau à la victime ? Quelqu’un essayait de le rendre dingue : c’était bien de cela qu’il s’agissait. On s’efforçait de le faire douter de sa santé mentale, peut-être même de l’assassiner. Sinon, c’est qu’il sombrait vraiment dans la folie.

Il se leva et se mit à arpenter son bureau. Il écarta les lames d’un store et jeta un coup d’œil sur la salle des marchés. Avait-il un ennemi dissimulé là ? Ses soixante quants se répartissaient en trois équipes : Incubation, qui composait et testait les algorithmes ; Technologie, qui transformait les prototypes en outils opérationnels, et Exécution, qui supervisait les opérations boursières proprement dites. Certains étaient certes un peu bizarres. Le Hongrois Imre Szabo, par exemple — il ne pouvait marcher dans un couloir sans toucher toutes les poignées de porte. Il y avait aussi un autre type, qui devait tout manger avec un couteau et une fourchette, même un biscuit sec ou un paquet de chips. Hoffmann avait engagé lui-même chacun d’eux, sans tenir compte de leurs bizarreries, mais il ne les connaissait pas très bien. C’était davantage des collègues que des amis. Il le regrettait à présent. Il laissa retomber la lame de store et retourna à son ordinateur.

La liste de ses comptes en banque attendait dans sa boîte mail. Il en avait huit — francs suisses, dollars, livres sterling, euros, compte courant, compte d’épargne, off-shore et compte joint. Il les compara à celui utilisé pour acheter le livre. Aucun ne correspondait. Il martela son bureau du bout des doigts pendant quelques secondes, puis décrocha son téléphone et appela le directeur financier de la société, Lin Ju-Long.

— LJ ? C’est Alex. Soyez gentil : vous voulez bien vérifier un numéro de compte pour moi ? Il est à mon nom, mais il ne me dit rien. Je voudrais savoir s’il apparaît quelque part dans notre système.

Il fit suivre le courriel du bouquiniste.

— Je vous l’envoie. Vous l’avez ?

Il y eut un instant d’attente.

— Oui, Alex, je l’ai. D’accord. Je peux tout de suite vous dire que ça commence par KYD, et que c’est le préfixe de tous les IBAN des comptes en dollars américains des îles Caïmans.

— Est-ce que ça pourrait être un compte de société ?

— Je vais le faire passer dans le système. Il y a un problème ?

— Non. Je veux juste tirer ça au clair, c’est tout. Et je préférerais que ça reste entre nous, si ça ne vous dérange pas.

— D’accord, Alex. Désolé d’apprendre ce qui vous est…

— Ça va, l’interrompit Hoffmann. Il n’y a pas de mal.

— Eh bien, tant mieux. Au fait, avez-vous parlé à Gana ?

Il s’agissait en réalité de Ganapathi Rajamani, le directeur des risques de la société.

— Non, pourquoi ? rétorqua Hoffmann.

— Vous avez autorisé une grosse VAD sur Procter & Gamble, hier soir ? 2 millions à 62 la part ?

— Et alors ?

— Gana est inquiet. Il dit qu’on a franchi la limite de sécurité. Il demande une réunion du Comité des risques.

— Eh bien, dites-lui d’aller en parler à Hugo. Et n’oubliez pas de me rappeler au sujet de ce compte, d’accord ?

Hoffmann se sentait trop las pour faire davantage. Il rappela Marie-Claude et lui demanda qu’on ne le dérange pas pendant une heure. Puis il éteignit son portable. Il s’allongea ensuite sur le canapé et essaya de se représenter qui avait bien pu prendre la peine d’usurper son identité pour lui offrir un livre rare d’histoire naturelle datant du XIXe siècle, en se servant d’un compte en dollars aux îles Caïmans qu’il serait censé détenir. Mais lui-même était dépassé par l’étrangeté de l’énigme, et il ne tarda pas à sombrer dans le sommeil.