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L’inspecteur Leclerc savait que le chef de la police de Genève, maniaque de la ponctualité, arrivait au commissariat du boulevard Carl-Vogt à 9 heures précises, et qu’il commençait immanquablement sa journée par lire le compte rendu de ce qui s’était produit dans le canton pendant la nuit. Aussi, lorsque le téléphone sonna dans son bureau à 9 h 08, se doutait-il fortement de qui pouvait l’appeler.

— Jean-Philippe ? fit une voix sèche.

— Bonjour, chef.

— Cette agression du banquier américain, Hoffmann.

— Oui, chef ?

— Où on en est ?

— Il a quitté de sa propre initiative l’Hôpital universitaire. Une équipe technique est chez lui en ce moment. Nous avons établi un portrait détaillé. Un de nos hommes surveille la propriété. C’est à peu près tout.

— Il n’a pas de blessure grave, alors ?

— Apparemment pas.

— C’est déjà ça. Votre avis ?

— Bizarre. La maison est une forteresse, mais l’intrus y est entré comme dans un moulin. Il est venu pour s’en prendre à sa victime, ou ses victimes, et on dirait bien qu’il a manipulé des couteaux pendant qu’il se trouvait sur les lieux. Mais, au bout du compte, il s’est contenté de frapper Hoffmann à la tête avant de s’enfuir. Rien n’a été volé. Pour être franc, j’ai l’impression qu’Hoffmann ne nous dit pas tout, mais je ne sais pas trop si c’est délibéré ou s’il est un peu désorienté.

Il y eut une courte pause à l’autre bout du fil, durant laquelle Leclerc entendit des mouvements en bruit de fond.

— Vous avez terminé ?

— J’allais partir, chef.

— Rendez-moi service et restez un peu plus, d’accord ? J’ai déjà eu un coup de fil du ministère des Finances pour savoir ce qui se passait. Ce serait bien que vous puissiez régler cette affaire au plus vite.

— Le ministère des Finances ? répéta Leclerc, éberlué. En quoi ça les intéresse ?

— Oh, vous savez, toujours la même histoire, j’imagine. Une loi pour les riches et une pour les pauvres. Tenez-moi au courant, d’accord ?

Après avoir raccroché, Leclerc proféra dans sa barbe un chapelet de jurons. Il remonta le couloir d’un pas lourd jusqu’à la machine à café et se servit une tasse d’un espresso très noir et particulièrement infect. Il avait les yeux irrités et les sinus douloureux. Je suis trop vieux pour tout ça, pensa-t-il. Ce n’était même pas comme s’il pouvait faire grand-chose : il avait envoyé un sous-fifre interroger les domestiques. Il retourna dans son bureau et appela sa femme pour lui annoncer qu’il ne pourrait pas rentrer avant le déjeuner, puis se connecta à Internet pour voir s’il pouvait trouver quelque chose sur le docteur Alexander Hoffmann, physicien et patron d’un hedge fund. Mais il fut surpris de ne trouver presque rien. Pas d’article dans Wikipedia ni dans aucun journal, pas de photo disponible en ligne. Pourtant, le ministre des Finances lui-même s’intéressait personnellement à l’affaire.

Et puis, c’était quoi, en fait, un hedge fund ? se demanda-t-il. Il chercha une définition : un hedge fund est une association privée d’investissement utilisant un large éventail d’instruments financiers et de stratégies d’investissement pour préserver un portefeuille de couverture visant à minimiser le risque directionnel du marché, tout en maximisant les performances des marchés à la hausse.

Pas vraiment avancé pour autant, il parcourut ses notes. Lors de leur entretien, Hoffmann avait dit être dans le secteur financier depuis huit ans. Et il avait auparavant travaillé à l’élaboration du collisionneur de particules LHC. Il se trouvait que Leclerc connaissait un ancien inspecteur de police qui était à présent employé du service de sécurité du CERN. Il lui passa un coup de fil et, un quart d’heure plus tard, il était au volant de sa petite Renault et avançait au pas dans les encombrements matinaux de la route de Meyrin en direction du nord-ouest, après l’aéroport, dans la morne zone industrielle de Zimeysa.

Encadré par les montagnes lointaines, l’énorme globe en bois couleur de rouille du CERN semblait émerger des champs cultivés tel un gigantesque anachronisme : une vision de ce que serait le futur dans les années soixante. Leclerc se gara juste en face et pénétra dans le bâtiment principal. Il déclina son identité et accrocha son badge visiteur à son coupe-vent. En attendant que son contact vienne le chercher, il jeta un coup d’œil sur la petite exposition organisée dans la réception. Apparemment, seize cents aimants supraconducteurs pesant chacun près de trente tonnes étaient disposés sous ses pieds, dans un tunnel circulaire de vingt-sept kilomètres, et projetaient des faisceaux de particules à l’intérieur à une telle vitesse qu’elles faisaient onze mille tours de circuit par seconde. La collision de faisceaux d’une énergie de sept trillions d’électronvolts par proton était censée révéler les origines de l’univers, découvrir d’autres dimensions et expliquer la nature de la matière noire. Rien de ce que Leclerc parvenait à entrevoir ne paraissait avoir le moindre lien avec les marchés financiers.

*

Les invités de Quarry commencèrent à se présenter juste après 10 heures. Le premier couple — un Genevois de cinquante-six ans, Étienne Mussard, et sa sœur cadette, Clarisse — arriva en bus. Quarry avait prévenu Hoffmann :

— Ils arriveront en avance. Ils arrivent toujours en avance pour tout.

Habillés sans recherche, ils étaient tous les deux célibataires et vivaient ensemble dans un petit quatre pièces de la banlieue de Lancy qu’ils avaient hérité de leurs parents. Ils ne conduisaient pas. Ils ne prenaient jamais de vacances. Ils dînaient rarement au restaurant. Quarry estimait la fortune personnelle de M. Mussard à environ 700 millions d’euros, et celle de Mme Mussard à 550 millions. Leur grand-père maternel, Robert Fazy, avait été propriétaire d’une banque privée vendue dans les années quatre-vingts à la suite d’un scandale concernant des avoirs juifs saisis par les nazis et déposés chez Fazy et Cie pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient accompagnés par l’avocat de la famille, maître Max-Albert Gallant, dont le cabinet gérait fort commodément les affaires juridiques d’Hoffmann Investment Technologies. C’était par Gallant que Quarry avait réussi à obtenir d’être présenté aux Mussard.

— Ils me traitent comme leur fils, avait ajouté Quarry. Ils sont incroyablement grossiers et ne cessent de se plaindre.

Ce couple terne fut aussitôt suivi par celle qui était sans doute la plus exotique des clientes d’Hoffmann Investment, Elmira Gulzhan, la fille âgée de trente-huit ans du président de l’Azakhstan. Diplômée de l’INSEAD de Fontainebleau et habitant à Paris, Elmira gérait l’administration des biens de la famille Gulzhan à l’étranger, estimés par la CIA aux alentours de 19 milliards de dollars en 2009. Quarry s’était arrangé pour la rencontrer lors d’un week-end de ski à Val-d’Isère. Les Gulzhan avaient déjà investi 120 millions de dollars dans le hedge fund — mise que Quarry espérait la persuader au minimum de doubler. Il s’était également lié d’amitié avec le compagnon de longue date d’Elmira, François de Gombart-Tonnelle, un juriste parisien qui se tenait à présent à ses côtés. Elle descendit de sa Mercedes blindée revêtue d’une redingote de soie vert émeraude et d’un foulard assorti drapé légèrement sur son épaisse chevelure noire et brillante. Quarry l’attendait dans le hall.