Выбрать главу

— Ne sois pas dupe, avait-il prévenu Hoffmann. Elle aura peut-être l’air d’aller au champ de courses, mais elle aurait sans problème sa place chez Goldman Sachs. Et elle peut s’arranger pour que son père te fasse arracher les ongles.

Arrivèrent ensuite, à bord d’une limousine de l’hôtel Président Wilson, situé de l’autre côté du lac, deux Américains venus de New York exprès pour la présentation : Ezra Klein, analyste en chef du Winter Bay Trust, un fonds de 14 milliards de dollars qui, à en croire son dépliant, visait « à aplanir les risques tout en produisant des retours sur investissements élevés dans un éventail de portefeuilles diversifié plutôt qu’en capitaux propres ou actions individuelles ». Klein avait la réputation d’être extrêmement brillant, réputation renforcée par son habitude de débiter six mots par seconde (il avait un jour été chronométré en douce par des employés incrédules), soit en gros deux fois plus vite que le discours humain normal, et par le fait qu’il glissait des sigles ou des termes de jargon économique tous les trois mots.

— Ezra est le candidat idéal, avait annoncé Quarry. Pas de femme, pas d’enfants et, pour autant que je sache, pas le moindre organe sexuel identifiable. Winter Bay pourrait bien être bon pour cent millions de plus. Faudra voir.

Au côté de Klein et ne feignant même pas d’écouter son bavardage inintelligible, venait une forte carrure, la bonne cinquantaine revêtue de l’uniforme de Wall Street : costume trois-pièces noir et cravate à fines rayures. Il s’agissait de Bill Easterbrook, du conglomérat bancaire américain AmCor.

— Tu as déjà rencontré Bill, avait dit Quarry. Tu t’en souviens ? C’est le dinosaure qui a l’air de débarquer d’un film d’Oliver Stone. Depuis la dernière fois que tu l’as vu, on l’a mis à la tête d’une entité indépendante qui s’appelle AmCor Alternative Investments et qui n’est en fait rien d’autre qu’un subterfuge comptable destiné à calmer les régulateurs.

Quarry avait lui-même travaillé chez AmCor à Londres pendant dix ans, et, entre lui et Easterbrook, ça remontait — « très, très loin », comme il le dit sur un ton rêveur : trop loin, sous-entendait-il, pour s’en souvenir à travers la brume des ans — aux jours glorieux peuplés de coke et de filles des années quatre-vingt-dix. Quand Quarry avait quitté AmCor pour monter le fonds avec Hoffmann, Easterbrook leur avait envoyé leurs premiers clients moyennant une commission. AmCor Alternative était à présent le plus gros investisseur d’Hoffmann Investment Technologies avec près de un milliard de dollars en gestion, et Quarry prit là encore la peine de venir l’accueillir personnellement dans le hall.

Puis le reste de la troupe arriva : Amschel Herxheimer, vingt-sept ans, issu de la dynastie Herxheimer qui officiait dans le secteur bancaire et commercial, dont la sœur avait été à Oxford avec Quarry et qui était formé pour reprendre la banque familiale vieille de deux cents ans ; le morne Iain Mould, de Fife, qui avait été une entreprise du bâtiment plus morne encore jusqu’au début de ce siècle, où elle avait décidé de s’introduire en Bourse et, en l’espace de trois ans, avait contracté des dettes équivalant à la moitié du produit national brut de l’Écosse, obligeant le gouvernement britannique à la racheter ; le milliardaire Mieczyslaw Łukasiński, ancien professeur de mathématiques et dirigeant de l’Union des jeunesses communistes polonaises, qui possédait à présent la troisième compagnie d’assurances la plus importante d’Europe de l’Est ; et enfin deux entrepreneurs chinois, Liwei Xu et Qi Zhang, qui représentaient une banque d’investissement de Shanghai et arrivèrent avec pas moins de six associés en costume sombre qu’ils présentèrent comme des juristes, mais dont Quarry était presque certain qu’il s’agissait d’informaticiens venus inspecter la cyber-sécurité du système de la société. Après une opposition furieusement polie, ils acceptèrent à contrecœur de partir.

Aucun des investisseurs conviés par Quarry n’avait décliné l’invitation.

— Ils viennent pour deux raisons, avait-il expliqué à Hoffmann. D’abord parce que, au bout de trois ans, et alors même que les marchés financiers faisaient le plongeon, on leur a versé des bénéfices de 83 %, et je défie quiconque de trouver où que ce soit un hedge fund qui ait fait aussi bien — ils doivent vraiment se demander comment on a pu s’en sortir comme ça, d’autant plus qu’on a refusé de toucher un centime supplémentaire pour l’investissement.

— Et quelle est la seconde raison de leur venue ?

— Oh, ne sois pas si modeste.

— Je ne pige pas.

— C’est toi, pauvre tache. Ils veulent savoir à quoi tu ressembles. Ils veulent découvrir ce que tu as derrière la tête. Tu es en train de devenir une légende, et ils veulent toucher le bord de ton vêtement, juste pour voir si leurs doigts ne se transforment pas en or.

*

Hoffmann fut réveillé par Marie-Claude.

— Docteur Hoffmann ? appela-t-elle en lui secouant doucement l’épaule. Docteur Hoffmann. M. Quarry me dit de vous dire qu’ils vous attendent dans la salle de conférence.

Il était en plein dans un rêve, mais, dès qu’il ouvrit les yeux, les images s’évanouirent comme des bulles qui crèvent. Pendant un instant, le visage de son assistante penchée au-dessus de lui lui rappela celui de sa mère. Elle avait les mêmes yeux gris-vert, le même nez proéminent, la même expression anxieuse et intelligente.

— Merci, dit-il en se redressant. Dites-lui que j’arrive dans une minute. (Puis, sur une impulsion, il ajouta :) Je suis désolé pour votre mari. Je suis (il tortilla machinalement la main) perturbé.

— Tout va bien. Je vous remercie.

Il y avait un cabinet de toilette de l’autre côté du couloir, en face de son bureau. Il fit couler l’eau froide et mit ses mains en coupe sous le jet. Il s’aspergea alors le visage, encore et encore, se fouettant les joues à l’eau glacée. Il n’avait pas le temps de se raser. Sur son menton et autour de sa bouche, la peau d’habitude pâle et lisse avait pris la texture rêche et épaisse de celle d’un animal. C’était très curieux — sans doute un changement d’humeur irrationnel dû sa blessure —, mais il commençait à éprouver une certaine exubérance. Il avait survécu à une rencontre avec la mort — ce qui était déjà grisant en soi — et il avait toute une assemblée de fidèles qui n’attendaient que de toucher le bord de son vêtement dans l’espoir que son génie à produire de l’argent déteindrait un peu sur eux. Les riches de la Terre avaient quitté leurs yachts, leurs piscines et leurs courses de chevaux, leurs salles des marchés à Manhattan et leurs comptabilités à Shanghai, et se retrouvaient en Suisse pour écouter le docteur Alexander Hoffmann, le créateur légendaire (toujours selon les termes d’Hugo) d’Hoffmann Investment Technologies, prôner sa vision de l’avenir. Et il en avait à raconter ! Tout un évangile à prêcher !

Avec ces pensées qui fusaient dans son cerveau blessé, Hoffmann se sécha le visage, redressa les épaules et se dirigea vers la salle de conférence. Alors qu’il traversait la salle des marchés, la silhouette leste de Ganapathi Rajamani, le directeur des risques de la société, s’avança avec souplesse pour l’intercepter, mais Hoffmann l’écarta d’un geste : quel que soit le problème, il devrait attendre.

6

« La fortune, lorsqu’elle est considérable, tend sans doute à transformer l’homme en un fainéant inutile, mais le nombre de ces fainéants n’est jamais bien grand ; car, là aussi, l’élimination joue un certain rôle. Ne voyons-nous pas chaque jour, en effet, des riches insensés et prodigues dissiper tous leurs biens ? »