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Charles Darwin, De la descendance de l’homme, 1871.

La salle de conférence affichait le même caractère impersonnel et professionnel — mêmes parois de verre insonorisées, mêmes stores vénitiens du sol au plafond — que les bureaux des cadres. Un écran géant destiné aux téléconférences occupait la plus grande partie du mur du fond et dominait la grande table ovale scandinave en bois clair. Quand Hoffmann pénétra dans la pièce, tous les sièges, à l’exception d’un seul, étaient occupés par les clients eux-mêmes ou par leurs conseillers ; la dix-huitième et unique place encore libre se trouvait en tête de table, à côté de Quarry. Celui-ci le regarda avec un soulagement évident traverser la salle en longeant le mur.

— Le voilà enfin, annonça-t-il. Mesdames et messieurs, le docteur Alexander Hoffmann, président d’Hoffmann Investment Technologies. Et, comme vous le voyez, il a un cerveau tellement gros qu’on a dû lui élargir un peu la tête pour lui donner de l’espace. Pardon, Alex, je plaisante. En fait, il s’est pris un bon coup, d’où les points de suture, mais il va bien maintenant, n’est-ce pas, Alex ?

Tous le dévisagèrent. Ceux qui se trouvaient le plus près d’Hoffmann se tortillèrent sur leur siège pour mieux le voir. Mais Hoffmann, rouge de confusion, évita d’affronter leur regard. Il prit place à côté de Quarry, croisa les mains devant lui sur la table et contempla fixement ses doigts entrelacés. Il sentit la main de Quarry se poser sur son épaule, et la pression s’intensifia lorsque l’Anglais se leva.

— Bien, nous pouvons enfin commencer. Bienvenue, donc, mes amis, à Genève. Il y a près de huit ans qu’Alex et moi avons lancé la boîte, en nous servant de son intelligence et de mon physique, pour créer ce fonds d’investissement d’un genre très particulier, qui s’appuie exclusivement sur du trading algorithmique. Nous avons commencé avec un tout petit peu plus de 100 millions de dollars d’actifs gérés, dont nous devions une bonne partie à mon vieil ami ici présent, Bill Easterbrook, d’AmCor. Nous avons fait des bénéfices dès la première année, et nous n’avons jamais cessé d’en faire depuis, ce qui explique que nous soyons aujourd’hui cent fois plus gros qu’à nos débuts, avec 10 milliards de dollars d’actifs gérés.

« Je ne vais pas me vanter de nos résultats. J’espère ne pas en avoir besoin. Vous avez tous les relevés trimestriels, et vous savez ce que nous avons accompli ensemble. Je me contenterai de vous donner une statistique. Le 9 octobre 2007, le Dow Jones Industrial Average fermait à 14 164 points. Hier soir — j’ai vérifié avant de quitter mon bureau —, le Dow Jones a fermé à 10 866. Cela représente une perte de près d’un quart en plus de deux ans et demi. Vous imaginez ! Tous ces pauvres naïfs avec leurs plans de retraite et leurs obligations indexées ont perdu 25 % de leurs investissements. Mais en nous faisant confiance pendant la même période, vous avez vu la valeur de votre investissement grimper de 83 %. Mesdames et messieurs, je crois que vous serez d’accord pour admettre que vous n’avez pas à regretter de nous avoir confié votre argent.

Pour la première fois, Hoffmann risqua un rapide coup d’œil autour de la table. L’auditoire de Quarry l’écoutait avec attention. (« Les deux sujets qui passionnent le plus, avait un jour fait remarquer Quarry, sont la vie sexuelle des autres et tout ce qui touche à votre propre fric. ») Ezra Klein lui-même, qui se balançait toujours d’avant en arrière tel un étudiant de madrasa, se tenait momentanément immobile tandis que Mieczyslaw Łukasiński n’arrivait tout simplement pas à effacer le sourire de sa grosse figure de paysan.

Quarry avait toujours sa main droite posée sur l’épaule d’Hoffmann tout en gardant la gauche fourrée négligemment dans sa poche.

— Dans notre jargon, on appelle « alpha » l’écart entre les performances du marché et celles des fonds. Au cours des trois dernières années, Hoffmann a produit un alpha de 112 %. C’est pour cela que nous avons été élus deux fois hedge fund algorithmique de l’année par la presse financière.

« Et maintenant, poursuivit-il, je peux vous assurer que ces performances soutenues ne doivent rien à la chance. Hoffmann Investment Technologies consacre 32 millions de dollars par an à la recherche. Nous employons soixante analystes qui comptent parmi les esprits scientifiques les plus brillants de ce monde — enfin, on m’assure qu’ils sont brillants : moi, je ne comprends pas un traître mot de ce qu’ils font.

Quarry laissa les petits rires s’apaiser. Hoffmann remarqua que le banquier anglais, Iain Mould, gloussait plus fort que les autres, et il le rangea aussitôt dans la catégorie des imbéciles. Quarry lui lâcha l’épaule et sortit l’autre main de sa poche pour s’appuyer sur la table. Il se pencha en avant, l’air soudain sérieux et concentré.

— Il y a dix-huit mois, Alex et son équipe sont parvenus à une avancée technologique importante. Nous avons dû en conséquence nous résoudre à prendre la décision difficile de fermer le fonds aux souscriptions, c’est-à-dire de refuser tout investissement supplémentaire, même de la part de nos clients déjà existants. Or je sais que chacun d’entre vous dans cette pièce — parce que c’est pour cela que nous vous avons invités ici — a été très déçu par cette décision et ne l’a pour le moins pas comprise, et que certains en ont même été très fâchés.

Quarry coula un regard en direction d’Elmira Gulzhan, qui écoutait à l’autre extrémité de la table. Hoffmann savait qu’elle lui avait passé un vrai savon au téléphone lorsqu’il lui avait appris la chose, et qu’elle avait même menacé de retirer l’argent de sa famille du fonds.

— Eh bien, nous nous en excusons, reprit Quarry. Mais nous avons estimé que nous devions nous concentrer sur la mise en œuvre de cette nouvelle stratégie d’investissement en conservant notre volume d’actifs. Comme vous le savez sans doute déjà, tout fonds, quelle que soit sa forme, présente un risque, et en modifier la taille se traduit forcément par une perte de performance. Nous voulions donc avoir toutes les garanties que cela n’arriverait pas.

« Nous pensons à présent que ce nouveau système, que nous avons baptisé le VIXAL-4, est assez solide pour supporter un élargissement de portefeuille. De fait, l’alpha réalisé au cours de ces six derniers mois s’est révélé nettement plus positif que celui assuré par nos anciens algorithmes. À partir d’aujourd’hui, je peux donc annoncer officiellement qu’Hoffmann Investment passe d’une position de fermeture rigoureuse à une position de fermeture limitée, et est prêt à accepter de nouveaux investissements, mais uniquement de la part de nos anciens clients. (Il s’interrompit et but une gorgée d’eau pour laisser à ses paroles le temps de produire leur effet. Un silence complet régnait dans la pièce.) Réjouissez-vous, les gars, reprit-il sur un ton enjoué. C’est censé être une bonne nouvelle.

Le rire relâcha la tension et, pour la première fois depuis qu’Hoffmann était entré dans la salle, les clients se regardèrent franchement. Ils faisaient désormais partie du même club, songea-t-il : une franc-maçonnerie créée sur un secret partagé. Des sourires complices naquirent autour de la table. La satisfaction d’appartenir au cercle des élus.

— Et maintenant, déclara Quarry d’un air satisfait, je crois que le mieux est de passer la main à Alex, ici présent, qui pourra vous mettre au courant de l’aspect technique des choses. (Il s’assit à moitié puis se releva.) Avec un peu de chance, j’arriverai peut-être à comprendre, moi aussi.

D’autres rires se firent entendre, puis la parole fut à Hoffmann.