Il avait toujours eu du mal à s’exprimer en public. Les quelques cours qu’il avait donnés à Princeton juste avant de quitter les États-Unis avaient constitué une vraie torture tant pour les étudiants que pour leur professeur. Mais il se sentait maintenant animé par une clarté d’esprit et une énergie étranges. Il effleura sa plaie recousue du bout des doigts, respira à fond et se leva.
— Mesdames et messieurs, afin d’éviter de nous faire voler nos idées par nos concurrents, nous ne pouvons trop entrer dans les détails de ce que nous faisons dans cette société, mais le principe général n’a rien de mystérieux. Nous prenons dans les deux cents titres et valeurs, et nous pratiquons un trading sur un cycle de vingt-quatre heures. Les algorithmes programmés sur nos ordinateurs sélectionnent nos positions en s’appuyant sur une analyse détaillée de l’historique des tendances, en prenant principalement les futures sur indices — disons le Dow Jones ou le S&P 500 et les matières premières courantes : pétrole brut Brent, gaz naturel, or, argent, cuivre, blé ou ce que vous voudrez. Nous pratiquons aussi le high frequency trading, où nous ne tenons parfois nos positions que pendant quelques secondes. Ce n’est pas aussi compliqué que ça en a l’air. Même la moyenne des mouvements du S&P sur deux cents jours peut être un bon prédicateur du marché : si l’indice en cours est supérieur à la moyenne précédente, on a toutes les chances d’avoir un marché haussier ; s’il est inférieur, un marché baissier. Ou bien nous pouvons faire une prévision en nous appuyant sur vingt ans de données : par exemple, si le cours de l’étain est à tant, et le yen à tant, il y a alors toutes les chances pour que le DAX affiche tant. Évidemment, nous fonctionnons avec infiniment plus de bases de comparaison — plusieurs millions en fait —, mais le principe se résume à un axiome très simple : le meilleur guide de l’avenir est le passé. Et il suffit que nos prévisions se vérifient dans 55 % des cas pour faire des bénéfices.
« Quand nous avons commencé, très peu de gens auraient pu deviner la place qu’allait occuper le trading algorithmique. Les pionniers dans ce secteur ont souvent été considérés comme des geeks, des nerds et autres tarés de l’informatique — c’était nous, les types avec qui les filles ne voulaient jamais danser dans les fêtes…
— C’est toujours vrai, intervint Quarry.
Hoffmann écarta l’interruption d’un geste.
— C’est possible, mais les succès que nous avons obtenus avec cette société parlent d’eux-mêmes. Hugo a fait remarquer qu’à une époque où le Dow Jones perdait près de 25 %, nous avons progressé de 83 %. Comment y sommes-nous parvenus ? C’est très simple. Les marchés ont connu deux années de panique, et nos algorithmes adorent la panique parce que les êtres humains se comportent toujours de manière très prévisible quand ils ont peur.
Il leva les mains.
— “ L’espace céleste est rempli d’êtres nus qui traversent les airs. Des êtres humains, hommes nus, femmes nues qui arrivent et déclenchent la tempête et les tourmentes de neige. Entendez-vous le bruit qu’ils font ? Ce sont comme les battements d’ailes de grands oiseaux, en haut dans les airs. C’est la peur des êtres nus. C’est la fuite des êtres nus[5]. ”
Il se tut et regarda autour de lui les visages levés de ses clients. Plusieurs avaient la bouche ouverte, comme des oisillons attendant la becquée. Lui-même se sentait la bouche sèche.
— Ce n’est pas de moi. Ce sont les paroles d’un chaman esquimau citées par Elias Canetti dans Masse et puissance : je les avais mises en fond d’écran pendant que je travaillais sur le VIXAL-4. Hugo, je pourrais avoir de l’eau ?
Quarry se pencha pour lui tendre une bouteille d’Évian et un verre. Hoffmann ignora le verre, dévissa le bouchon de plastique et but à même le goulot. Il ne savait pas quel effet il produisait sur son auditoire, et il s’en moquait. Il s’essuya les lèvres d’un revers de main.
— Vers 350 avant J.-C., Aristote a défini l’être humain comme étant un zôon logon échon, « un animal rationnel » ou, plus précisément, « un animal possédant la parole ». Le langage est ce qui nous distingue par-dessus tout des autres créatures terrestres. Le développement du langage nous a délivrés d’un monde d’objets physiques et l’a remplacé par un univers de symboles. Les animaux peuvent eux aussi communiquer entre eux de façon primitive, et il est même possible de leur enseigner le sens de quelques-uns de nos symboles humains — un chien peut apprendre à comprendre « assis » ou « ici » par exemple. Mais pendant peut-être quarante mille ans, les humains ont été les seuls zôon logon échon, les seuls animaux doués de la parole. Et maintenant, pour la première fois, ce n’est plus vrai. Nous partageons notre monde avec l’ordinateur.
« L’ordinateur…, répéta Hoffmann, qui désigna la salle des marchés d’un mouvement de bouteille et répandit sans le vouloir de l’eau sur la table. Il fut un temps où l’on imaginait que les ordinateurs — les robots — se chargeraient des basses tâches, qu’ils mettraient un petit tablier et nous serviraient de domestiques, qu’ils feraient le ménage ou tout ce que vous voudrez pour nous permettre de prendre des loisirs. En fait, c’est l’inverse qui se produit. Nous avons pléthore de main-d’œuvre humaine non spécialisée et interchangeable pour accomplir ces tâches basiques et subalternes, qui prennent le plus souvent de longues heures et sont très mal payées. En revanche, les humains que les ordinateurs remplacent sont ceux qui occupent les postes les plus spécialisés : traducteurs, techniciens de laboratoire, juristes, comptables, opérateurs de marché.
« Les ordinateurs deviennent de plus en plus efficaces dans le domaine de la traduction commerciale et technique. En médecine, ils peuvent enregistrer les symptômes d’un patient, diagnostiquer une maladie et même prescrire un traitement. Dans le secteur juridique, ils sont capables d’examiner en détail et d’évaluer d’énormes quantités de documents complexes pour une fraction du prix que coûtent les services d’experts juridiques. La reconnaissance de la parole permet aux algorithmes d’extraire le sens du discours oral aussi bien que des textes écrits. Les bulletins d’information peuvent être analysés en temps réel.
« Quand Hugo et moi avons créé ce fonds d’investissement, les données dont nous nous sommes servis se limitaient exclusivement à des statistiques financières numérisées : il n’y avait pratiquement rien d’autre. Mais, au cours de ces deux dernières années, c’est toute une nouvelle galaxie d’informations qui est devenue accessible. Et, très bientôt, ce seront toutes les informations de la Terre — la moindre parcelle de connaissance détenue par les humains, le plus infime fragment de pensée jamais conçu par l’homme et jugé digne de traverser les millénaires — qui deviendront numériquement disponibles. Chaque route de cette planète a été cartographiée, chaque bâtiment photographié. Où que nous allions, quoi que nous achetions, quelque site que nous consultions, nous laissons derrière nous une trace numérique aussi visible qu’une traînée de bave d’escargot. Et ces données sont susceptibles d’être lues, triées et analysées par des ordinateurs à des fins que nous ne commençons même pas encore à concevoir.
« La plupart des gens sont à peine conscients de ce qui est en train de se passer. Pourquoi en irait-il autrement ? Si vous sortez de cet immeuble et marchez dans la rue, les choses n’ont pas l’air d’avoir vraiment changé. Un type qui arriverait du début du siècle dernier pourrait se balader dans cette partie de Genève et s’y sentir encore chez lui. Mais derrière la façade physique — derrière la pierre, la brique et le verre — le monde s’est déformé, gauchi, rétréci, comme si la planète était entrée dans une autre dimension. Je vais vous donner un tout petit exemple. En 2007, le gouvernement britannique a perdu les dossiers de vingt-cinq mille personnes — leur numéro de contribuable, le détail de leurs comptes en banque, leur adresse, leur date de naissance. Mais cela ne veut pas dire qu’ils ont perdu deux camions de documents. Il s’agissait juste de deux CD. Et ce n’est rien. Google finira par numériser tous les livres jamais publiés. Il n’y aura plus besoin de bibliothèque. Il vous suffira d’avoir un écran qui tiendra dans votre main.