Klein s’empressa d’intervenir à nouveau :
— La volatilité implicite du VIX peut partir à la hausse aussi bien qu’à la baisse.
— Nous en tenons compte, répliqua Hoffmann. Avec nos indicateurs, on peut mesurer l’optimisme sur une échelle qui part d’une absence totale de peur et va jusqu’à une réaction contre la peur. Il faut garder à l’esprit que la peur ne signifie pas seulement une panique générale du marché et la fuite vers des valeurs refuges. Il y a aussi ce qu’on appelle un effet « crampon » quand on s’accroche à un titre contre toute raison, et un effet « adrénaline » quand un titre décolle fortement. Nous sommes encore en train d’étudier toutes ces diverses catégories pour déterminer leur impact sur le marché et affiner nos modèles.
Easterbrook leva la main.
— Oui, Bill ?
— Cet algorithme est-il déjà opérationnel ?
— Dans la mesure où il s’agit d’une question d’ordre pratique plus que théorique, pourquoi ne pas laisser Hugo vous répondre ?
Quarry s’exécuta :
— L’équipe de Gestation a commencé les back tests sur le VIXAL-1 il y a deux ans et demi, mais il ne s’agissait évidemment que de simulations sur des situations passées, sans véritable contact avec le marché. Nous avons mis le VIXAL-2 en service en mai 2009, avec 100 millions de dollars en argent virtuel. Une fois réglés les problèmes initiaux, nous sommes passés au VIXAL-3 en novembre, en lui donnant accès à un milliard de dollars. La réussite a été telle que nous avons décidé, il y a une semaine, de laisser le VIXAL-4 prendre le contrôle de l’ensemble du fonds.
— Avec quels résultats ?
— Nous vous montrerons les chiffres détaillés à la fin. Mais je peux vous dire en gros que le VIXAL-2 a rapporté 12 millions de dollars en six mois d’exercice. Le VIXAL-3 en a produit 118. Hier soir, le VIXAL-4 était en hausse à 79,7 millions.
Easterbrook plissa le front :
— Je croyais que vous disiez l’avoir mis en route il y a une semaine ?
— Effectivement.
— Mais ça veut dire…
— Ça veut dire, dit Ezra Klein en faisant le calcul dans sa tête et sautant pratiquement de sa chaise, que sur un fonds de placement de 10 milliards de dollars, vous comptez engranger un bénéfice de 4,14 milliards par an.
— Et le VIXAL-4 est un algorithme d’apprentissage automatique, précisa Hoffmann. Plus il aura de données à rassembler et à analyser, plus il est censé devenir efficace.
Des sifflements et des murmures firent le tour de la table. Les deux Chinois se mirent à chuchoter entre eux.
— Vous comprenez maintenant pourquoi nous avons décidé d’élargir les investissements, commenta Quarry avec un sourire satisfait. Il faut qu’on tire tout ce qu’on peut de ce truc avant que quelqu’un ne mette au point une stratégie concurrente. Et maintenant, mesdames et messieurs, il me semble que le moment est venu de vous proposer de jeter un coup d’œil sur le VIXAL à l’œuvre.
À trois kilomètres de là, à Cologny, les experts avaient fini d’examiner le domicile des Hoffmann. Les deux enquêteurs de la police scientifique — un jeune couple qui aurait pu passer pour des étudiants ou des amoureux — avaient ramassé leur matériel et étaient partis. Un gendarme s’ennuyait dans sa voiture, garée dans l’allée.
Gabrielle se trouvait dans son atelier et démontait la représentation d’un fœtus, soulevant chaque plaque de verre de sa rainure, dans le socle de bois, pour l’envelopper dans du papier absorbant puis dans du film à bulles avant de la coucher dans un carton. Elle se surprit à penser à quel point il était étrange que tant d’énergie créatrice ait pu surgir du trou noir de cette tragédie. Elle avait perdu le bébé deux ans plus tôt, à cinq mois et demi. Ce n’était pas sa première grossesse à se terminer par un avortement, mais c’était de loin celle qui avait duré le plus longtemps, et qui l’avait anéantie le plus. L’hôpital lui avait fait passer une IRM lorsqu’ils avaient commencé à s’inquiéter, ce qui était inhabituel. Après la fausse couche, plutôt que de rester seule en Suisse, elle avait accompagné Alex en voyage d’affaires à Oxford. Pendant qu’il faisait passer des entretiens à des titulaires de doctorats au Randolph Hotel, elle était entrée dans un musée et était tombée sur un modèle en 3D de la structure de la pénicilline réalisé sur des plaques de Plexiglas en 1944 par Dorothy Hodgkin, prix Nobel de chimie. Une idée avait alors germé dans son esprit et, de retour à Genève, elle avait essayé la même technique avec les IRM de son ventre, qui étaient tout ce qui lui restait de son enfant.
Il lui avait fallu une semaine de tâtonnements pour déterminer quelles images imprimer parmi les deux cents coupes transversales dont elle disposait, comment les retracer sur le verre, quelle encre utiliser et comment l’empêcher de baver. Elle n’avait cessé de se couper sur les bords acérés des plaques de verre. Mais l’après-midi où elle les avait pour la première fois disposées les unes contre les autres, faisant apparaître une silhouette — les doigts serrés, les orteils recroquevillés — cela avait été un miracle qu’elle n’oublierait jamais. Les fenêtres de l’appartement qu’ils occupaient alors s’étaient assombries pendant qu’elle travaillait ; des éclairs fourchus de lumière jaune s’abattaient sur les montagnes. Personne ne voudrait jamais la croire si elle le racontait. C’était tellement spectaculaire qu’elle avait eu l’impression d’exploiter une force élémentaire : de frayer avec les morts. Quand Alex était rentré du travail et avait découvert le portrait, il était resté assis, stupéfait, pendant dix minutes.
Elle s’était ensuite totalement absorbée dans la possibilité de marier art et science pour produire des images de formes vivantes. Elle s’était surtout servie d’elle-même comme modèle et avait convaincu les radiologues de l’hôpital de prendre des scanners d’elle, de la tête aux pieds. Le cerveau était la partie de l’anatomie la plus difficile à obtenir. Elle dut apprendre quels étaient les meilleurs contours à suivre — l’aqueduc de Sylvius, la cuvette formée par la grande veine de Galien, le tentorium cerebelli de la dure-mère et le bulbe rachidien. La simplicité de la forme était ce qui l’attirait le plus, et les paradoxes que cela impliquait — la clarté et le mystère, l’impersonnel et l’intime, le générique et l’absolument unique. En regardant Alex passer son CAT-scan, ce matin, elle avait eu envie de faire un portrait de lui. Elle se demanda si les médecins lui laisseraient récupérer les images, et s’il lui permettrait de le faire.
Elle enveloppa tendrement les dernières plaques de verre, puis le socle, et referma le carton avec de l’adhésif d’emballage marron. Elle avait eu du mal à se décider d’exposer cette œuvre, entre toutes les autres : si quelqu’un l’achetait, elle savait qu’elle ne la reverrait probablement plus jamais. Et pourtant, il lui avait semblé important de le faire dans la mesure où c’était l’objet même de la création : donner à l’œuvre une existence propre, la laisser prendre son envol.
Elle prit le carton et le porta dans le couloir, comme un paquet-cadeau. Sur la poignée des portes et sur les panneaux de bois eux-mêmes, il y avait des traces de la poudre blanc bleuâtre que l’on avait répandue pour relever les empreintes. On avait nettoyé le sang sur le sol du vestibule. Gabrielle sentit sa peau se hérisser lorsqu’elle franchit l’endroit où elle avait trouvé Alex gisant par terre. Puis la silhouette trapue d’un homme surgit soudain à l’entrée du bureau, et elle poussa un petit cri, manquant lâcher le carton. Mais ce n’était qu’un employé du service de sécurité du hedge fund, que Quarry avait envoyé pour veiller sur elle. Il lui montra sa carte et lui prit le carton des mains pour le porter jusqu’à la Mercedes, qui attendait dehors.