— Il doit bien y avoir un contrôle humain à un moment, j’espère ? s’enquit Iain Mould.
— Oui, comme dans le cockpit d’un jet — il y a un contrôle constant, mais, habituellement, pas d’intervention, à moins que quelque chose n’aille de travers. Si l’un de nos gars du service Exécution voit passer un ordre qui l’inquiète, il peut naturellement l’interrompre jusqu’à ce qu’Hugo, moi-même ou l’un de nos directeurs puisse le vérifier.
— C’est déjà arrivé ?
— Non. Non, pas avec le VIXAL-4. Pas jusqu’à présent.
— Combien d’ordres le système peut-il gérer par jour ?
— Dans les huit cents, répondit à sa place Quarry.
— Et ils sont tous décidés par algorithme ?
— Oui. Je ne me souviens pas de la dernière fois que j’ai procédé moi-même à une opération.
— Vu les liens qui vous unissent depuis longtemps, je suppose qu’AmCor est votre prime broker ?
— Nous avons plusieurs prime brokers maintenant ; AmCor n’est plus le seul.
— C’est bien dommage, commenta Easterbrook en riant.
— Avec tout le respect que j’ai pour Bill, précisa Quarry, nous voulons éviter qu’une société de courtage ne puisse connaître toutes nos stratégies. En ce moment, nous travaillons avec un mélange de grandes banques et de boîtes de courtage : trois pour les actions, trois pour les matières premières et cinq pour les revenus fixes. Jetons un coup d’œil sur le matériel, voulez-vous ?
Pendant que le groupe avançait, Quarry prit Hoffmann à part.
— Il y a quelque chose qui m’échappe, demanda-t-il à voix basse, ou bien ces prises de position sont vraiment hors normes ?
— Ça paraît un peu plus risqué que la normale, concéda Hoffmann, mais il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Maintenant que j’y pense, LJ m’a dit que Gana voulait une réunion du Comité des risques. Je lui ai répondu de t’en parler.
— Bon Dieu, c’était ça qu’il voulait ? Je n’ai pas eu le temps de prendre son appel. Merde.
Quarry consulta sa montre puis leva les yeux vers les barres défilantes. Les marchés européens s’accrochaient à leurs gains.
— Bon, on n’aura qu’à prendre cinq minutes pendant qu’ils siroteront leur café. Je vais dire à Gana de nous retrouver dans mon bureau. Va donc les distraire un peu.
Les ordinateurs étaient situés dans une grande pièce dépourvue de fenêtre, à l’autre bout de la salle des marchés et, cette fois, c’était Hoffmann qui jouait le guide. Il se plaça devant la caméra de reconnaissance faciale — ils n’étaient que très peu à avoir accès au saint des saints — et attendit que les verrous s’ouvrent pour pousser la porte. Il s’agissait d’un panneau robuste, ignifugé, constitué d’une épaisseur de verre armé entourée d’un joint à soufflet en caoutchouc qui produisit un léger bruissement lorsque la porte s’ouvrit, le bas balayant le sol carrelé de blanc.
Hoffmann entra le premier ; les autres le suivirent. Comparé au silence relatif qui régnait dans la salle des marchés, le vacarme des ordinateurs paraissait digne d’une usine. Les serveurs étaient empilés sur des rayonnages d’entrepôt. Au bout de la pièce, inséré dans de grands boîtiers en Plexiglas, deux bandothèques IBM TS3500 patrouillaient sur des monorails et tiraient à la vitesse d’un serpent-minute en direction des rangées de serveurs pour stocker ou extraire des données suivant les instructions du VIXAL-4. Il faisait plus froid de quelques degrés que dans le reste de l’immeuble. Le bruit des puissants climatiseurs nécessaires pour empêcher la surchauffe des processeurs, combiné au ronronnement des ventilateurs intégrés, rendait l’ensemble difficile à supporter. Lorsque tout le monde fut entré, Hoffmann dut élever la voix pour se faire entendre des derniers rangs.
— Au cas où tout cela vous paraîtrait impressionnant, je vous ferai remarquer qu’il n’y a là que 4 % de la capacité de la ferme de processeurs du CERN, où j’ai longtemps travaillé. Mais le principe est le même. Nous disposons de près d’un millier de processeurs standard, énonça-t-il en posant fièrement la main sur un rayonnage, chacun composé de deux à quatre cœurs, exactement comme ceux que vous utilisez chez vous, sauf qu’ils n’ont pas le même boîtier et sont reconditionnés pour nous par un fabricant de boîtes blanches. Nous avons trouvé cette solution beaucoup plus fiable et rentable que d’investir dans des superordinateurs, et ils sont plus faciles à remettre à jour, ce que nous faisons tout le temps. J’imagine que vous connaissez la loi de Moore, selon laquelle le nombre de transistors par processeur doublerait tous les dix-huit mois, et les coûts seraient divisés par deux ? Eh bien, la loi de Moore se vérifie depuis 1965 et tient encore aujourd’hui. Dans les années quatre-vingt-dix, au CERN, nous avions un superordinateur Cray X-MP/48 qui avait coûté 15 millions de dollars et était moitié moins puissant qu’une Xbox Microsoft actuelle qui coûte dans les 200 dollars. Vous imaginez ce que ça signifie pour l’avenir.
Elmira Gulzhan serrait ses bras contre elle et frissonnait exagérément.
— Pourquoi faut-il qu’on gèle autant ici ?
— Les processeurs produisent beaucoup de chaleur. Nous devons essayer de les refroidir pour éviter les pannes. Si on coupait l’air conditionné dans cette pièce, la température grimperait d’un degré par minute. Au bout de vingt minutes, ce serait à peine tenable, et en une heure et demie on aurait une panne générale.
— Que se passe-t-il alors, en cas de coupure d’électricité ? questionna Étienne Mussard.
— Pour les coupures brèves, nous nous branchons sur des batteries de voiture. Mais dès que la panne de courant dure au-delà de dix minutes, des groupes électrogènes diesel prennent le relais au sous-sol.
— Que se passerait-il s’il y avait un incendie ? demanda Łukasiński. Ou en cas d’attaque terroriste ?
— Naturellement, nous disposons d’une sauvegarde complète. Nous serions toujours opérationnels. Mais cela n’arrivera pas, ne vous inquiétez pas. Nous n’avons pas lésiné sur la sécurité : système de sprinklers, détecteurs de fumée, pare-feu, vidéosurveillance, gardiens, cyber-protection. Et puis rappelez-vous que, ici, c’est la Suisse.
La plupart esquissèrent un sourire, sauf Łukasiński.
— Votre système de sécurité se trouve-t-il sur place ou bien est-il externalisé ?
— Externalisé, répondit Hoffmann en se demandant pourquoi le Polonais semblait si obsédé par la sécurité : la paranoïa des riches, pensa-t-il. Tout est externalisé — la sécurité, les services juridiques, la comptabilité, les transports, la restauration, les services de nettoyage. Ces bureaux sont en location. Même le mobilier est loué. Notre but est d’être une entreprise qui, en plus de tirer ses bénéfices de l’ère du numérique, soit elle-même complètement numérique. Cela signifie que nous nous efforçons de produire aussi peu de friction que possible, avec un inventaire inexistant.
— Et qu’en est-il de votre sécurité personnelle ? insista Łukasiński. Ces points sur votre tête — vous avez été agressé chez vous la nuit dernière, si j’ai bien compris ?
Hoffmann ressentit une gêne mêlée de culpabilité.
— Comment l’avez-vous appris ?
— On me l’a dit, répondit le Polonais avec désinvolture.
Elmira posa la main sur le bras d’Hoffmann ; ses longs ongles brun-rouge évoquaient des serres d’oiseau.
— Oh, Alex, souffla-t-elle. Ça a dû être affreux.
— Qui ? voulut savoir Hoffmann.
— Si vous me permettez, intervint Quarry, qui les avait rejoints sans se faire remarquer, ce qui est arrivé à Alex n’a absolument rien à voir avec les affaires de la société. Il s’agit d’un dingue qui ne tardera pas à se faire arrêter, j’en suis sûr. Et pour répondre directement à votre question, Mieczyslaw, nous avons déjà pris des mesures pour assurer à Alex une protection supplémentaire jusqu’à ce que cette histoire soit réglée. Maintenant, quelqu’un a-t-il d’autres questions concernant le matériel informatique ?
Il y eut un silence.
— Non ? Alors je suggère que nous sortions d’ici avant d’être gelés jusqu’aux os. Il y a du café dans la salle de conférence pour se réchauffer. Partez devant, nous vous rejoignons tout de suite. J’ai besoin de dire un mot à Alex.