— Qui ? voulut savoir Hoffmann.
— Si vous me permettez, intervint Quarry, qui les avait rejoints sans se faire remarquer, ce qui est arrivé à Alex n’a absolument rien à voir avec les affaires de la société. Il s’agit d’un dingue qui ne tardera pas à se faire arrêter, j’en suis sûr. Et pour répondre directement à votre question, Mieczyslaw, nous avons déjà pris des mesures pour assurer à Alex une protection supplémentaire jusqu’à ce que cette histoire soit réglée. Maintenant, quelqu’un a-t-il d’autres questions concernant le matériel informatique ?
Il y eut un silence.
— Non ? Alors je suggère que nous sortions d’ici avant d’être gelés jusqu’aux os. Il y a du café dans la salle de conférence pour se réchauffer. Partez devant, nous vous rejoignons tout de suite. J’ai besoin de dire un mot à Alex.
Ils arrivaient au milieu de la salle des marchés et tournaient le dos aux écrans de télévision géants quand l’un des quants poussa une exclamation. Dans une salle où nul ne se permettait plus qu’un chuchotement, ce cri étouffé fit l’effet d’un coup de feu dans une bibliothèque. Hoffmann se figea puis se retourna pour voir la moitié de ses employés se lever, attirés par les images de Bloomberg et de CBNC. Le physicien le plus proche de lui porta la main à sa bouche.
Les deux chaînes satellite passaient la même séquence, visiblement prise avec un portable, montrant un avion de ligne qui s’apprêtait à atterrir sur un aéroport. L’appareil était visiblement en mauvaise posture et descendait beaucoup trop vite en prenant un angle bizarre, avec une aile nettement plus haute que l’autre et de la fumée qui sortait de son flanc.
Quelqu’un prit une télécommande et monta le son.
Le jet disparut derrière une tour de contrôle puis réapparut, effleurant le toit de bâtiments bas couleur de sable — des hangars, peut-être. Il y avait des sapins en arrière-plan. L’avion en toucha visiblement un avec son ventre, en un mouvement presque caressant, puis explosa brusquement en une énorme boule de feu jaune en expansion, qui roulait sur elle-même. Une aile encore équipée d’un moteur jaillit du brasier et effectua une roue gracieuse dans les airs. L’objectif la suivit en tremblotant jusqu’à ce que le son de l’explosion et l’onde de choc atteignent la caméra. Il y eut des cris métalliques et des appels affolés dans une langue qu’Hoffmann n’était pas certain de reconnaître — du russe peut-être —, l’image bougea, puis passa à une image ultérieure, plus stable, montrant une colonne de fumée noire et épaisse, semée de flammes orange et jaune, qui s’élevait au-dessus de l’aéroport.
Sur les images, la voix de la présentatrice américaine annonçait, essoufflée : « Voilà donc la scène qui s’est déroulée il y a quelques minutes à peine à Moscou, alors qu’un avion de ligne de Vista Airways s’écrasait avec ses quatre-vingt-dix-huit passagers à son atterrissage sur l’aéroport de Domodedovo… »
— Vista Airways ? prononça Quarry en se retournant pour faire face à Hoffmann. Elle a bien dit Vista Airways ?
Une dizaine de conversations étouffées s’élevèrent simultanément dans la salle des marchés :
— Bon Dieu, on n’a pas arrêté de vendre ces actions à découvert toute la matinée, fit une voix.
— Ça fait flipper, non ? commenta une autre.
— Vous allez couper le son, oui ? lança Hoffmann.
Comme personne ne bougeait, il s’avança entre les bureaux et arracha la télécommande des mains du malheureux analyste quantitatif. La séquence commençait déjà à repasser en boucle comme elle le ferait sans doute toute la journée, jusqu’au moment où la familiarité finirait par éroder son pouvoir d’attraction. Hoffmann trouva enfin la touche qui coupait le son et la salle retrouva son calme.
— Bien, dit-il, ça suffit. Retournons travailler.
Il lança la télécommande sur le bureau et revint vers ses clients. Easterbrook et Klein, vétérans endurcis des salles des marchés, s’étaient déjà précipités sur le terminal le plus proche et vérifiaient les cours. Les autres restaient pétrifiés, pareils à des paysans crédules qui viendraient d’assister à un événement surnaturel. Hoffmann sentait leurs regards posés sur lui. Clarisse Mussard esquissa même un signe de croix.
— Bon sang, commenta Easterbrook en quittant l’écran des yeux, ça s’est passé il y a moins de cinq minutes, et Vista Airways perd déjà 15 %. Ça s’effondre.
— Ça plonge, ajouta Klein avec un ricanement nerveux.
— Du calme, les gars, demanda Quarry. Il y a des civils, ici. Je me rappelle deux traders de chez Goldman, reprit-il en se tournant vers les clients, qui vendaient à découvert des actions d’assurance aviation le matin du 11 septembre. Ils se sont tapé dans la main en plein milieu de la salle quand le premier avion s’est écrasé. Ils ne pouvaient pas savoir. On ne peut jamais savoir. Le pire peut toujours arriver.
Klein gardait les yeux rivés sur les cours du marché.
— Ouah, murmura-t-il avec admiration. Votre petite boîte noire va rapporter un sacré paquet, Alex.
Hoffmann regarda par-dessus l’épaule de Klein. Les chiffres de la colonne Exécution changeaient rapidement à mesure que le VIXAL exerçait son option de vendre les actions Vista Airways au prix d’avant le crash. Le tableau du compte de résultat, converti en dollars, était un halo de pur profit.
— Je me demande combien vous allez tirer de cette opération, hasarda Easterbrook. 20 millions, 30 millions. Putain, Hugo, les régulateurs vont se précipiter là-dessus comme des fourmis sur un pique-nique.
— Alex, appela Quarry. Il faut vraiment qu’on se parle.
Mais Hoffmann, incapable de détacher les yeux des chiffres qui défilaient sur l’écran, ne l’écoutait pas. La tension était extrême à l’intérieur de son crâne. Il posa les doigts sur sa blessure et suivit les points du bout des doigts. Il avait l’impression qu’ils étaient si tendus qu’ils allaient céder.
7
« Ça ne pourra pas durer éternellement. Il y a une limite au-delà de laquelle une croissance exponentielle n’est plus soutenable. »
À en croire une note rédigée plus tard par Ganapathi Rajamani, le directeur des risques de la société, le comité des risques d’Hoffmann Investment Technologies se réunit brièvement à 11 h 57. Les cinq membres de la direction figuraient sur la liste des personnes présentes : le docteur Alexander Hoffmann, président de la compagnie ; l’honorable Hugo Quarry, directeur général ; Lin Ju-Long, directeur financier ; Pieter van der Zyl, directeur des opérations ; et Rajamani lui-même.
La réunion ne fut pas aussi formelle que le compte rendu pourrait le laisser entendre. En fait, après coup, lorsque tout le monde comparerait ses souvenirs, on s’accorderait à dire que personne ne prit de siège. Ils se tenaient debout dans le bureau de Quarry, tous sauf Quarry lui-même, qui s’était perché sur le bord de la table pour garder un œil sur son terminal. Hoffmann reprit son poste près de la fenêtre et écartait de temps à autre les lames des stores pour observer la rue en contrebas. C’était l’autre détail dont tous se souviendraient : il paraissait extrêmement distrait.
— Bon, commença Quarry. Ne perdons pas de temps. J’ai 100 milliards de dollars sur pied qui attendent en salle de conférence, et il faut que j’y retourne. Fermez la porte, voulez-vous, LJ ? (Il attendit d’être sûr qu’on ne puisse pas les entendre.) Je suppose que nous avons tous vu ce qui vient de se passer. La première question est de savoir si, en pariant autant sur la baisse de Vista Airways juste avant que les cours s’effondrent, nous risquons de déclencher une enquête officielle. Gana ?