Il se leva sans réveiller Gabrielle, chaussa ses lunettes et enfila son peignoir et ses mules. Il hésita et scruta l’obscurité autour de lui, mais il ne se rappelait rien dans la chambre qui pût faire office d’arme. Il glissa son portable dans sa poche et ouvrit la porte de la chambre, un tout petit peu d’abord, puis en grand. La lumière de la lampe allumée en bas projetait un halo diffus sur le palier. Il s’immobilisa devant la porte et écouta. Mais le bruit — s’il y avait bien eu bruit, ce dont il commençait à douter — avait cessé. Hoffmann finit par se diriger vers l’escalier et descendit très lentement.
Peut-être était-ce dû au fait qu’il avait lu Darwin juste avant de s’endormir, en tout cas il s’aperçut, alors qu’il descendait les marches, qu’il détaillait avec un détachement purement scientifique l’ensemble de ses symptômes physiques. Il avait le souffle court, ses battements de cœur se précipitaient tellement que c’en était incommodant, et ses cheveux se dressaient sur sa tête.
Il arriva au rez-de-chaussée.
Datant de la Belle Époque, le manoir avait été construit en 1902 pour un homme d’affaires français qui avait fait fortune en extrayant du pétrole de déchets houillers. La porte d’entrée se trouvait à gauche d’Hoffmann et, juste devant lui, il y avait la porte du salon. À sa droite, un couloir menait vers la salle à manger, la cuisine, la bibliothèque et une véranda victorienne dont Gabrielle avait fait son atelier. Il demeura parfaitement immobile, les mains levées, prêt à se défendre. Il n’entendait rien. Dans un coin du vestibule, le minuscule œil rouge du détecteur de mouvements cilla. S’il ne faisait pas attention, c’était lui qui allait déclencher l’alarme. Cela s’était déjà produit deux fois à Cologny depuis qu’ils avaient emménagé — de grandes maisons qui s’étaient mises à hurler nerveusement sans raison, semblables à de vieilles riches hystériques derrière leurs hauts murs recouverts de lierre.
Hoffmann laissa retomber ses bras et traversa l’entrée jusqu’au baromètre ancien fixé au mur. Il pressa un bouton et le baromètre s’écarta. Le boîtier de commande de l’alarme était dissimulé derrière. Il tendit l’index pour taper le code qui désactivait le système et s’immobilisa soudain.
L’alarme était déjà débranchée.
Il garda le doigt figé en l’air pendant que sa raison cherchait une explication rassurante. Peut-être que Gabrielle était tout de même descendue, avait débranché le système puis avait oublié de le réenclencher avant de retourner se coucher. Ou bien que c’était lui qui avait oublié. Ou bien qu’il y avait un problème avec le clavier.
Très lentement, il se tourna vers la gauche pour examiner la porte d’entrée. La lueur de la lampe se reflétait sur la laque noire. Elle semblait bien fermée et ne présentait pas de trace d’effraction. Elle était, comme l’alarme, très récente et commandée par le même code à quatre chiffres. Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de l’escalier et du couloir. Tout était tranquille. Il s’avança vers la porte et tapa le code. Il entendit les verrous s’ouvrir. Il saisit alors la grosse poignée de laiton, la tourna et sortit sur le perron obscur.
Au-dessus de la pelouse d’un noir d’encre, la lune semblait un disque bleu argenté projeté à grande vitesse à travers la masse fuyante de nuages sombres. La silhouette noire des grands sapins qui protégeaient la maison de la route oscillait et bruissait dans le vent.
Hoffmann fit quelques pas sur l’allée de gravier — juste assez pour croiser le rayon des capteurs infrarouges et déclencher les projecteurs devant la maison. La luminosité le fit sursauter et le cloua sur place, tel un prisonnier évadé. Il leva le bras pour se protéger les yeux et se retourna vers le rectangle jaune de l’entrée éclairée, remarquant alors une paire de grosses chaussures noires soigneusement rangées à côté de la porte, comme si leur propriétaire n’avait pas voulu laisser de traces de boue à l’intérieur, ou déranger les occupants. Ce n’étaient pas les chaussures d’Hoffmann, et encore moins celles de Gabrielle. Et il était pratiquement certain qu’elles ne se trouvaient pas là quand il était rentré, près de six heures plus tôt.
Hypnotisé par les souliers, il chercha son portable à tâtons, faillit le laisser tomber et commença à composer le 911 avant de se rappeler qu’il était en Suisse. Il fit alors le 117.
On décrocha à la première sonnerie — à 3 h 59, d’après la police de Genève, qui enregistre tous les appels d’urgence et en remettrait par la suite une copie. Une femme répondit avec brusquerie :
— Oui, police *[2] ?
Hoffmann trouva la voix très sonore dans le silence ambiant. Il prit alors conscience qu’il était complètement exposé, debout dans la lumière des projecteurs. Il se déporta rapidement vers la gauche, hors du champ de vision de quelqu’un qui regarderait depuis le couloir, tout en se rapprochant de la maison. Il tenait le téléphone très près de sa bouche et chuchota :
— J’ai un intrus dans ma propriété *.
Sur la bande, sa voix semble calme, presque mécanique. C’est la voix d’un homme dont le cortex cérébral — sans même qu’il en ait conscience — est intégralement concentré sur la survie. C’est la voix de la terreur pure.
— Quelle est votre adresse, monsieur * ?
Il la lui donna. Il se déplaçait toujours le long de la façade de la maison. Il entendit les doigts de la femme taper sur un clavier.
— Et votre nom * ?
— Alexander Hoffmann, chuchota-t-il.
Les projecteurs de l’alarme s’éteignirent.
— D’accord, monsieur Hoffmann. Restez là. Une voiture est en route *.
Elle raccrocha. Hoffmann se trouvait au coin de la maison, seul dans l’obscurité. Il faisait particulièrement froid pour une première semaine de mai en Suisse. Le vent du nord-est arrivait directement du lac Léman. Il entendait l’eau clapoter vivement contre les appontements tout proches, et les câbles cliqueter contre les mâts métalliques des yachts. Il resserra son peignoir sur ses épaules. Il tremblait violemment et il dut serrer les dents pour les empêcher de claquer. Pourtant, curieusement, il ne ressentait aucune panique. La panique, il le découvrait, était tout à fait différente de la peur. La panique correspondait à un effondrement moral et nerveux, à une perte d’énergie précieuse, alors que la peur était tout en force et en instinct, pareille à un animal qui se dressait sur ses pattes postérieures pour prendre totalement possession de vous, contrôlant à la fois votre cerveau et vos muscles. Il huma l’air et coula un regard vers le côté de la maison, en direction du lac. Il y avait une lumière allumée au rez-de-chaussée quelque part sur l’arrière de la demeure. La lueur éclairait très joliment la végétation alentour, lui donnant l’allure d’une grotte de conte de fées.