Dans la cuisine, il se planta devant l’îlot de granit et examina les couteaux. Suivant ses instructions, on les avait mis dans des sachets scellés dans l’espoir d’y trouver des empreintes. Il ne comprenait pas cette partie du récit d’Hoffmann. Si l’intrus était entré dans l’intention de les enlever, il n’aurait pas manqué de s’armer avant d’arriver sur place, si ? Et un kidnappeur aurait eu besoin d’un complice au moins, voire davantage : Hoffmann était relativement jeune et en bonne santé — il se serait sûrement défendu. S’agissait-il alors d’un simple cambriolage ? Mais un cambrioleur serait reparti au plus vite en emportant avec lui le plus gros butin possible, et il y avait largement de quoi faire. Tout désignait donc un criminel souffrant de troubles mentaux. Mais comment un psychopathe violent aurait-il pu connaître les codes d’entrée ? C’était un mystère. Peut-être y avait-il un autre accès qui n’avait pas été verrouillé ?
Leclerc retourna dans le couloir et tourna à gauche. L’arrière de la maison donnait sur une grande serre de style victorien qui servait d’atelier d’artiste, même s’il ne s’agissait pas exactement d’art au sens où l’inspecteur l’entendait. On aurait plutôt dit un service de radiographie, ou éventuellement un atelier de vitrier. Sur ce qui avait été le mur extérieur de la maison, était affiché un gigantesque collage d’images électroniques du corps humain — numériques, infrarouges, radios —, ainsi que des planches anatomiques de muscles, membres et organes divers.
Des plaques de verre antireflet et de Plexiglas de dimensions et épaisseurs variées étaient stockées sur des supports en bois. Une cantine contenait des dizaines de dossiers débordant d’images informatiques soigneusement étiquetées : « Scans crâne IRM, 1-14 sagittales, axiales, coronales » ; « Homme, coupes, Hôpital virtuel, sagittales et coronales ». Il y avait encore, sur un établi, une table lumineuse, un petit étau et tout un tas d’encriers, de pointes à graver et de pinceaux. Une perceuse électrique était posée sur un support en caoutchouc noir avec, juste à côté, une boîte à thé bleu foncé — Taylors of Harrogate, Earl Grey Tea — pleine de forets, et une pile de prospectus sur papier glacé pour une exposition intitulée « Profils humains » qui devait commencer le soir même dans une galerie de la Plaine de Plainpalais. Le texte présentait une notice biographique : « Gabrielle Hoffmann naît en Angleterre, dans le Yorkshire. Après un double cursus à l’université de Salford, elle obtient un diplôme des Beaux-Arts. Elle travaille pendant plusieurs années aux Nations unies, à Genève. » Il roula le prospectus et fourra le mince cylindre dans sa poche.
Près de l’établi, une œuvre était montée sur des tréteaux : un scanner en 3D d’un fœtus composé d’une vingtaine de coupes tracées sur des feuilles de verre très transparent. Leclerc se pencha pour l’examiner de plus près. La tête était disproportionnée et ses jambes grêles remontées et recroquevillées juste en dessous. Vu de côté, l’ensemble avait une profondeur, mais à mesure qu’on se déplaçait pour venir en face, l’image s’amenuisait et finissait par disparaître complètement. Leclerc n’aurait su dire si l’œuvre était achevée ou non. Il était forcé d’admettre qu’elle exerçait une certaine fascination, mais il n’aurait pas pu vivre avec ça chez lui. Cela évoquait trop un reptile fossilisé suspendu dans un vivarium. Sa femme aurait trouvé ça répugnant.
La serre disposait d’une porte d’accès au jardin. Elle était fermée et verrouillée ; il ne trouva pas trace de clé à proximité. À travers le verre épais, les lumières de Genève brillaient de l’autre côté du lac. Des phares solitaires remontèrent le quai du Mont-Blanc.
Leclerc quitta la véranda et revint dans le couloir. Il y avait encore deux portes fermées. L’une donnait sur des toilettes contenant de grands W.-C. à l’ancienne, où Leclerc en profita pour se soulager, et l’autre sur une réserve remplie de ce qui semblait les résidus du précédent domicile des Hoffmann : des tapis roulés et attachés avec de la ficelle, une machine à pain, des transats, un jeu de croquet et, tout au bout, en parfait état, un berceau, une table à langer et un mobile musical avec des lunes et des étoiles.
3
« La défiance, conséquence de la peur, caractérise éminemment la plupart des animaux sauvages. [4] »
D’après les fichiers transmis ultérieurement par les services médicaux de Genève, l’ambulance signala qu’elle quittait le domicile des Hoffmann à 5 h 22. À cette heure-ci, la traversée des rues désertes du centre de Genève ne leur prit pas plus de cinq minutes jusqu’à l’hôpital.
À l’arrière de l’ambulance, Hoffmann refusa de se plier aux règles et s’entêta à rester assis, jambes pendantes, maussade et récalcitrant, au lieu de s’allonger sur la couchette. C’était un homme brillant, fortuné, habitué à ce qu’on l’écoute avec respect. Et voilà qu’il se retrouvait soudain propulsé en territoire nettement moins favorisé : au royaume des malades, où tout citoyen devenait de seconde zone. Le souvenir du regard que lui avaient adressé Gabrielle et Leclerc lorsqu’il leur avait montré L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux l’irritait — comme si le lien évident entre l’agression et le livre n’était qu’un fantasme de son cerveau déréglé. Il avait emporté le livre et le tenait à présent sur ses genoux, le martelant nerveusement du bout des doigts.
L’ambulance prit un virage, et l’infirmière tendit la main pour le retenir. Hoffmann la foudroya du regard. Il ne faisait pas confiance à la police de Genève ni à aucun service public en général. Il ne faisait confiance à personne sauf à lui-même. Il chercha son portable dans la poche de son peignoir.
Gabrielle, qui l’observait depuis le siège d’en face, à côté de l’ambulancière, demanda :
— Qu’est-ce que tu fais ?
— J’appelle Hugo.
Elle leva les yeux au ciel.
— Mais enfin, Alex…
— Quoi ? Il faut qu’il sache ce qui s’est passé.