Lothaire n’était pas si simple que, dès le premier instant où Camille lui avait dit de faire cacher Anselme, il n’eût compris le tour qu’elle pensait jouer. Aussi se trouva-t-il prêt à répondre à son intention avec tant d’adresse et d’à-propos qu’ils auraient pu, entre eux deux, faire passer ce mensonge pour la plus évidente vérité. Voici de quelle manière il répondit:
«Je ne pensais pas, belle Camille, que tu me ferais appeler pour m’adresser des questions si étrangères à l’intention qui m’amène ici. Si tu le fais pour éloigner encore la récompense promise à mes feux, tu aurais bien pu t’y prendre de plus loin; car le désir du bonheur me presse et me tourmente d’autant plus que l’espérance de l’atteindre est plus proche. Mais pour que tu ne dises pas que je refuse de répondre à tes questions, je réponds que je connais ton époux Anselme, que nous nous connaissons tous deux depuis notre tendre enfance; mais je ne veux rien dire de plus de notre amitié, que tu connais aussi bien que nous-mêmes, pour ne pas rendre témoignage de l’offense que l’amour me force à lui faire, l’amour, puissante excuse pour de plus grandes fautes. Je te connais également, et je regarde ta possession comme aussi précieuse qu’il la voit lui-même; s’il n’en était pas ainsi, irais-je, pour de moindres attraits que les tiens, manquer à ce que je me dois à moi-même, étant qui je suis, et trahir les saintes lois de l’amitié, aujourd’hui violées en moi et foulées aux pieds par un aussi redoutable ennemi que l’amour?
– Si c’est là ce que tu confesses, reprit Camille, mortel ennemi de tout ce qui mérite justement d’être aimé, de quel front oses-tu te montrer devant celle que tu sais bien être le miroir où se mire celui sur qui tu aurais dû porter tes regards pour voir avec quelle injustice tu l’outrages! Mais, hélas! malheureuse que je suis! je me rends compte à présent de ce qui t’a fait perdre le respect que tu te dois à toi-même. Ce doit être quelque trop grande liberté de ma part, que je ne veux pas appeler indécence, puisqu’elle ne provient pas de propos délibéré, mais de ces étourderies auxquelles se laissent aller les femmes lorsqu’elles pensent n’avoir à se tenir en garde contre personne: sinon, dis-moi, traître, quand est-ce que j’ai répondu à tes prières par un mot, par un geste, qui pût éveiller en toi la moindre espérance de voir exaucer tes infâmes désirs? Quand est-ce que tes propos d’amour n’ont pas été repoussés, réprimandés par les miens avec rigueur et dureté? Quand est-ce que j’ai donné croyance à tes mille promesses, ou accepté tes dons séduisants? Mais, comme je ne peux croire qu’on s’obstine longtemps dans une poursuite amoureuse sans être soutenu par quelque espoir, il faut bien que je rejette sur moi la faute de ton impertinence; sans doute quelque involontaire négligence de ma part aura soutenu si longtemps ton volontaire projet de séduction. Aussi, je veux me punir et faire tomber sur moi le châtiment que mérite ta faute. Mais, afin que tu voies qu’étant si cruelle avec moi-même, je ne peux manquer de l’être également avec toi, j’ai voulu t’amener ici pour être témoin du sacrifice que je pense faire à l’honneur offensé de mon digne époux, outragé par toi aussi profondément qu’il t’a été possible; et par moi aussi, qui n’ai pas mis assez de soin à fuir toute occasion d’éveiller et d’encourager tes criminelles intentions. C’est ce soupçon, je le répète, que quelque inadvertance de ma part a pu faire naître en toi de si odieuses pensées, qui m’afflige et me tourmente le plus; c’est lui que je veux punir de mes propres mains: car, si je cherchais un autre bourreau que moi-même, peut-être ma faute en serait-elle plus publique. Mais je n’entends pas mourir seule; je veux emmener avec moi celui dont la mort complétera ma vengeance, et qui apprendra, quelque part qu’il aille, que la justice atteint toujours la perversité.»
En achevant ces mots, Camille, avec une force et une légèreté incroyables, se précipita, l’épée nue, sur Lothaire; elle paraissait si résolue à lui percer le cœur, qu’il fut presque à douter si ces démonstrations étaient feintes ou véritables, et qu’il se vit contraint d’employer son adresse et sa force pour éviter les coups qu’elle lui portait. Camille mettait tant d’ardeur dans son étrange artifice, que, pour lui donner encore davantage la couleur de la vérité, elle voulut le teindre de son propre sang. Voyant qu’elle ne pouvait atteindre Lothaire, ou plutôt feignant qu’elle ne le pouvait point:
«Puisque le sort, s’écria-t-elle, ne veut pas que je satisfasse entièrement mon juste désir, il ne sera pas du moins assez puissant pour m’empêcher de le satisfaire à demi.»
Faisant effort pour dégager des mains de Lothaire l’épée qu’il avait saisie, elle la tourna contre elle, et la dirigeant à une place où l’arme ne pouvait entrer profondément, elle en enfonça la pointe au-dessus du sein gauche, près de l’épaule; puis elle se laissa tomber par terre, comme sans connaissance. Lothaire et Léonella étaient également frappés de surprise et de crainte à la vue d’une telle aventure, et ne savaient qu’en croire, lorsqu’ils virent Camille étendue à terre, baignée dans son sang. Hors de lui, sans haleine, Lothaire se précipita pour arracher l’épée; mais quand il vit combien la blessure était légère, il perdit tout effroi, et admira de nouveau l’adresse et la sagacité de la belle Camille. Du reste, pour remplir également son rôle, il se mit à faire une longue et triste lamentation sur le corps de Camille, comme si elle fût trépassée, s’accablant de malédictions, et non-seulement lui, mais encore celui qui était la première cause de la catastrophe. Et comme il savait que son ami Anselme était à l’écouter, il disait de telles choses, que quiconque les aurait entendues aurait eu plus pitié de lui que de Camille, même la croyant morte. Léonella, qui la prit dans ses bras, la posa sur le lit, en suppliant Lothaire d’aller chercher quelqu’un pour la panser en secret. Elle lui demandait aussi conseil sur ce qu’il fallait dire à son maître de la blessure de sa maîtresse, s’il était de retour avant qu’elle fût guérie. Lothaire lui répondit de dire tout ce qu’il lui plairait, car il n’était guère en état de donner un conseil profitable; il ajouta seulement qu’elle essayât d’arrêter le sang qui coulait, et que, pour lui, il allait où personne ne pourrait le voir. Alors, avec de grands témoignages de douleur, il quitta précipitamment la maison. Dès qu’il se vit seul, et que personne ne put l’apercevoir, il se mit à faire des signes de croix par douzaines, émerveillé qu’il était de l’adresse de Camille et du jeu parfait de Léonella. Il considérait combien Anselme devait être persuadé qu’il avait pour femme une seconde Porcia, et brûlait de le trouver pour célébrer avec lui la vérité la mieux dissimulée et le mensonge le mieux ourdi que jamais on pût imaginer.
Léonella, cependant, étanchait le sang de sa maîtresse, qui n’avait coulé que justement assez pour donner crédit à sa ruse. Après avoir lavé la blessure avec un peu de vin, elle la banda le mieux qu’elle put, en répétant de tels propos, tant que dura le pansement, qu’ils auraient suffi, sans que d’autres les eussent précédés, pour faire croire à Anselme qu’il possédait dans Camille l’image vivante de la vertu. Aux paroles de Léonella vinrent se joindre celles de Camille, qui s’accusait de lâcheté, puisqu’elle avait manqué de cœur au moment où il lui était le plus nécessaire d’en avoir pour s’ôter une vie qu’elle avait en horreur. Elle demandait conseil à sa suivante pour savoir s’il fallait ou non révéler toute l’aventure à son cher époux; mais Léonella lui dit de s’en bien garder, parce qu’elle le mettrait dans l’obligation de se venger de Lothaire, ce qu’il ne pouvait faire qu’au péril de sa vie; et que la bonne épouse, loin de donner à son mari des occasions de querelle, doit l’en préserver autant qu’elle le peut. Camille répondit que cet avis lui semblait bon, et qu’elle le suivrait; mais qu’il fallait, en tout cas, chercher que dire à Anselme sur la cause de cette blessure qu’il ne pouvait manquer de voir. À cela Léonella répondit que, même à bonne intention, elle ne savait pas mentir.