«Je savais déjà bien, s’écria-t-il, que dans cette maudite maison tout est enchantement; l’autre fois, au même endroit où je me trouve à présent, on m’a roué de coups de poing et de coups de pied, sans que j’aie su qui me les donnait, et sans que j’aie pu voir personne; et voilà que maintenant cette tête ne paraît pas, moi qui l’ai vu couper de mes propres yeux, si bien que le sang coulait du corps comme d’une fontaine.
– De quel sang et de quelle fontaine parles-tu, ennemi de Dieu et des saints? s’écria l’hôtelier; ne vois-tu pas, larron, que le sang et la fontaine ne sont autre chose que ces outres criblées de trous et le vin rouge qui nage dans la chambre? Puissé-je voir nager dans l’enfer l’âme de celui qui les a crevées!
– Je n’y entends plus rien, répondit Sancho; tout ce que je sais, c’est que, faute de trouver cette tête, mon comté va se fondre comme le sel dans l’eau.»
Sancho était pire, éveillé, que son maître dormant, tant les promesses de don Quichotte lui avaient troublé la cervelle.
L’hôtelier se désespérait en voyant le sang-froid de l’écuyer, après les dégâts du seigneur; il jurait bien qu’il n’en serait pas de cette fois-ci comme de l’autre, où ils étaient partis sans payer l’écot, et que maintenant les privilèges de leur chevalerie ne leur serviraient à rien pour se dispenser de payer le tout à la fois, même les coutures et les rapiéçages qu’il faudrait faire aux peaux de bouc. Le curé tenait par la main don Quichotte, lequel, croyant qu’il avait achevé l’aventure et qu’il se trouvait en présence de la princesse Micomicona, se mit à genoux devant le curé, et lui dit:
«De ce jour, Votre Grandeur, haute et charmante dame, peut vivre en sécurité, sans craindre aucun mal de cette créature mal née, et de ce jour aussi je suis quitte de la parole que je vous donnai, puisque avec l’aide de Dieu et la faveur de celle pour qui je vis et respire, je l’ai si heureusement accomplie.
– Ne l’avais-je pas dit? s’écria Sancho, dès qu’il entendit ces paroles. Hein! j’étais ivre peut-être? Voyez! est-ce que mon maître n’a pas mis le géant dans le sel? Pardieu, l’enfant est au monde, et mon comté dans son moule.»
Qui n’aurait éclaté de rire à toutes les extravagances de cette paire de fous, maître et valet? Aussi tout le monde riait, sauf l’hôtelier, qui se donnait au diable. À la fin, tant firent le barbier, le curé et Cardénio, qu’ils parvinrent, non sans grand travail, à remettre en son lit don Quichotte, qui se rendormit aussitôt, comme un homme accablé de fatigue. Ils le laissèrent dormir, et revinrent sous le portail de l’hôtellerie consoler Sancho Panza de ce qu’il n’avait pas trouvé la tête du géant. Mais ils eurent plus de peine encore à calmer l’hôte, désespéré de la mort subite de ses outres. L’hôtesse disait aussi, criant et gesticulant:
«À la male heure est entré chez moi ce maudit chevalier errant, qui me coûte si cher. L’autre fois, il s’en est allé emportant la dépense d’une nuit, souper, lit, paille et orge, pour lui, son écuyer, un bidet et un âne, disant qu’il était chevalier aventurier (Dieu lui donne mauvaise aventure, à lui et à tous les aventuriers qui soient au monde!), qu’ainsi il n’était tenu à rien payer, parce que c’est écrit dans les tarifs de sa chevalerie errante. Et voilà maintenant qu’à propos de lui, cet autre beau monsieur vient, qui m’emporte ma queue, et me la rend diminuée de moitié, toute pelée qu’elle est, et qui ne peut plus servir à ce qu’en faisait mon mari. Puis, pour couronner l’œuvre, il me crève mes outres et me répand mon vin. Que ne vois-je aussi répandre mon sang! Mais par les os de mon père et l’éternité de ma grand’mère! qu’il ne pense pas s’en aller cette fois sans me payer tout ce qu’il doit, un denier sur l’autre, ou, pardieu, je ne m’appellerais pas comme je m’appelle, et je ne serais pas la fille de qui m’a mise au monde.»
À ces propos, que débitait l’hôtesse avec emportement, sa bonne servante Maritornes faisait l’écho; la fille seule ne disait rien, et souriait de temps en temps.
Enfin, le curé calma cette tempête en promettant de rembourser tout le dégât, tant des outres crevées que du vin répandu, et surtout le déchet de la queue, dont l’hôtesse faisait si grand bruit. Dorothée consola Sancho Panza, en lui disant que, puisqu’il paraissait vrai que son maître avait coupé la tête au géant, elle lui promettait de lui donner, dès qu’elle se verrait pacifiquement rétablie dans son royaume, le meilleur comté qui s’y trouvât. Cette promesse consola Sancho, qui supplia la princesse de tenir pour certain qu’il avait vu la tête du géant, à telles enseignes qu’elle avait une barbe qui lui descendait jusqu’à la ceinture, et que, si on ne la retrouvait pas, c’est que tout se faisait dans cette maison par voie d’enchantement, comme il en avait fait l’épreuve à ses dépens la dernière fois qu’il y avait logé. Dorothée répondit qu’elle n’avait pas de peine à le croire: qu’il cessât donc de s’affliger, et que tout s’arrangerait à bouche que veux-tu.
La paix rétablie et tout le monde content, le curé voulut achever le peu qui restait à lire de la nouvelle. C’est ce que lui demandèrent Cardénio, Dorothée et le reste de la compagnie. Voulant donc leur faire plaisir, et satisfaire aussi celui qu’il trouvait à cette lecture, il continua l’histoire en ces termes:
Ce qui arriva de l’aventure, c’est qu’Anselme, rassuré désormais sur la vertu de sa femme, passait une vie heureuse et tranquille. Camille faisait avec intention mauvaise mine à Lothaire, afin qu’Anselme comprît au rebours les sentiments qu’elle lui portait; et, pour accréditer la ruse de sa complice, Lothaire pria son ami de trouver bon qu’il ne revînt plus chez elle, parce qu’il voyait clairement le déplaisir qu’éprouvait Camille à sa vue. Mais, toujours dupe, Anselme ne voulut aucunement y consentir, se faisant ainsi de mille façons l’artisan de son déshonneur, tandis qu’il croyait l’être de sa félicité. Cependant Léonella, dans la joie que lui donnaient ses amours de qualité, s’y livrait chaque jour avec moins de mesure, confiante en sa maîtresse, qui fermait les yeux sur ses déportements, et prêtait même la main à cette intrigue. Une nuit enfin, Anselme entendit marcher dans la chambre de Léonella, et, voulant entrer pour savoir qui faisait ce bruit, il s’aperçut qu’on retenait la porte. Irrité de cette résistance, il fit tant d’efforts qu’il parvint à ouvrir, et il entra justement lorsqu’un homme sautait par la fenêtre dans la rue. Anselme s’élança pour le saisir, ou du moins le reconnaître; mais il en fut empêché par Léonella, qui, se jetant au devant de lui, le tenait embrassé.
«Calmez-vous, mon seigneur, disait-elle, ne faites pas de bruit, et ne suivez pas celui qui vient de s’échapper. Il me touche de près, et de si près que c’est mon époux.»
Anselme ne voulut pas croire à cette défaite: au contraire, transporté de fureur, il tira sa dague, et fit mine d’en frapper Léonella, en lui disant que, si elle ne déclarait la vérité, il la tuait sur place. L’autre, épouvantée, et ne sachant ce qu’elle disait: