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Mon père, alors, m’ordonna de répondre, comme étant l’aîné. Après l’avoir engagé à ne pas se défaire de son bien et à en dépenser tout ce qu’il lui plairait; après lui avoir dit que nous étions assez jeunes pour avoir le temps d’en gagner, j’ajoutai que j’obéirais à son désir, et que le mien était de suivre le métier des armes, pour y servir Dieu et le roi. Mon second frère fit les mêmes offres, et choisit d’aller aux Indes pour y porter en marchandises la somme qui formerait son lot. Le plus jeune, et, je le crois aussi, le mieux avisé, répondit qu’il voulait suivre la carrière de l’Église, ou du moins aller terminer ses études à Salamanque. Dès que nous eûmes fini de nous mettre d’accord et de choisir nos professions, mon père nous embrassa tendrement, et mit en œuvre, avec autant de célérité qu’il l’avait dit, tout ce qu’il venait de nous promettre. Il donna à chacun sa part, qui fut (je ne l’ai pas oublié) de trois mille ducats, et en argent, parce qu’un de nos oncles, ayant acheté tout le patrimoine pour qu’il ne sortît pas de la famille, le paya comptant. Nous prîmes tous trois ensemble congé de notre bon père, et, ce même jour, trouvant qu’il y aurait de l’inhumanité à laisser mon père avec si peu de bien pour ses vieux jours, je lui fis prendre deux mille ducats sur mes trois mille, le reste suffisant pour me munir de tout ce qui est nécessaire à un soldat. Mes deux frères, poussés par mon exemple, lui donnèrent chacun mille ducats, de façon qu’il resta quatre mille ducats en argent à mon père, outre les trois mille que valait la portion de patrimoine qu’il avait voulu conserver en biens-fonds; enfin nous prîmes congé de lui et de cet oncle dont j’ai parlé, non sans regrets et sans larmes mutuelles. Ils nous engagèrent, surtout, à leur faire connaître, chaque fois que nous en aurions l’occasion, notre bonne ou mauvaise fortune. Nous le promîmes, et, quand ils nous eurent donné le baiser d’adieu et leur bénédiction, l’un de nous prit le chemin de Salamanque, l’autre celui de Séville, et moi celui d’Alicante, où j’avais appris que se trouvait un vaisseau génois faisant un chargement de laine pour retourner en Italie. Il y a, cette année, vingt-deux ans que j’ai quitté la maison de mon père, et pendant tout ce long intervalle, bien que j’aie écrit plusieurs lettres, je n’ai reçu aucune nouvelle de lui ni de mes frères.

Maintenant, je vais brièvement raconter ce qui m’est arrivé depuis cette époque. Je m’embarquai au port d’Alicante; j’arrivai à Gênes, après une heureuse traversée; de là, je me rendis à Milan, où j’achetai des armes et quelques équipements de soldat, et je voulus aller faire mon enrôlement dans les troupes du Piémont; mais, tandis que j’étais en route pour Alexandrie, j’appris que le grand-duc d’Albe passait en Flandre. Aussitôt, changeant d’avis, je partis à sa suite; je le servis dans les batailles qu’il livra, j’assistai à la mort des comtes de Horn et d’Egmont, et parvins à être nommé enseigne d’un fameux capitaine, natif de Guadalaxara, qu’on appelait Diégo de Urbina [209]. Quelque temps après mon arrivée en Flandre, on y apprit la ligue formée par Sa Sainteté le pape Pie V, d’heureuse mémoire, avec Venise et l’Espagne, contre l’ennemi commun de la chrétienté, le Turc, qui venait d’enlever avec sa flotte la fameuse île de Chypre, appartenant aux Vénitiens, perte fatale et lamentable. On eut la certitude que le général de cette ligue serait le sérénissime infant don Juan d’Autriche, frère naturel de notre grand roi Philippe II. La nouvelle se répandit aussi des immenses préparatifs de guerre qui se faisaient. Tout cela me donna une si extrême envie de prendre part à la campagne navale qui allait s’ouvrir, que, bien que j’eusse l’espoir et l’assurance d’être promu au grade de capitaine à la première occasion, j’aimai mieux tout abandonner et m’en aller en Italie; ce que je fis en effet. Ma bonne étoile permit que j’y arrivasse au moment où le seigneur don Juan d’Autriche, ayant débarqué à Gênes, se rendait à Naples pour s’y réunir à la flotte de Venise, jonction qui eut lieu plus tard à Messine. Que dirai-je enfin? Devenu capitaine d’infanterie, honorable emploi que me valut mon bonheur plutôt que mes mérites, je me trouvai à cette grande et mémorable journée de Lépante [210]. Mais en ce jour, si heureux pour la chrétienté, puisque toutes les nations du monde furent désabusées de l’erreur qui leur faisait croire les Turcs invincibles sur mer; en ce jour où fut brisé l’orgueil ottoman, parmi tant d’heureux qu’il fit (car les chrétiens qui y périrent eurent plus de bonheur encore que ceux qui restèrent vivants et vainqueurs), moi seul je fus malheureux. Au lieu de recevoir, comme au siècle de Rome, une couronne navale, je me vis, dans la nuit qui suivit cette fameuse journée, avec des fers aux pieds et des menottes aux mains. Voici comment m’arriva cette cruelle disgrâce; Uchali [211], roi d’Alger, heureux et hardi corsaire, ayant attaqué et pris à l’abordage la galère capitane de Malte, où trois chevaliers restèrent seuls vivants, et tous trois grièvement blessés [212], la capitane de Jean-André Doria vint à son secours. Je montais cette galère avec ma compagnie, et, faisant ce que je devais en semblable occasion, je sautai sur le pont de la galère ennemie; mais elle s’éloigna brusquement de celle qui l’attaquait, et mes soldats ne purent me suivre. Je restai seul, au milieu des ennemis, dans l’impuissance de résister longtemps à leur nombre. Ils me prirent, à la fin, couvert de blessures, et comme vous savez, seigneurs, qu’Uchali parvint à s’échapper avec toute son escadre, je restai son prisonnier. Ainsi, je fus le seul triste parmi tant d’heureux, et le seul captif parmi tant de délivrés, puisqu’en ce jour quinze mille chrétiens qui ramaient sur les bancs des galères turques recouvrèrent leur chère liberté.

On me conduisit à Constantinople, où le Grand Seigneur Sélim fit mon maître général de la mer [213], parce qu’il avait fait son devoir dans la bataille, ayant remporté pour trophée de sa valeur l’étendard de l’ordre de Malte. Je me trouvai l’année suivante, qui était 1572 [214], à Navarin, ramant dans la capitane appelée les Trois-Fanaux. Là, je fus témoin de l’occasion qu’on perdit de prendre dans le port toute la flotte turque, puisque les Levantins [215] et les janissaires qui se trouvaient là sur les bâtiments, croyant être attaqués dans l’intérieur même du port, préparèrent leurs hardes et leurs babouches pour s’enfuir à terre, sans attendre le combat, tant était grande la peur qu’ils avaient de notre flotte. Mais le ciel en ordonna d’une autre façon, non par la faiblesse ou la négligence du général qui commandait les nôtres, mais à cause des péchés de la chrétienté, et parce que Dieu permet que nous ayons toujours des bourreaux prêts à nous punir. En effet, Uchali se réfugia à Modon, qui est une île près de Navarin; puis, ayant jeté ses troupes à terre, il fit fortifier l’entrée du port, et se tint en repos jusqu’à ce que Don Juan se fût éloigné [216]. C’est dans cette campagne que tomba au pouvoir des chrétiens la galère qu’on nommait la Prise, dont le capitaine était un fils du fameux corsaire Barberousse. Elle fut emportée par la capitane de Naples appelée la Louve, que commandait ce foudre de guerre, ce père des soldats, cet heureux et invincible capitaine don Alvaro de Bazan, marquis de SantaCruz [217]. Je ne veux pas manquer de vous dire ce qui se passa à cette prise de la Prise. Le fils de Barberousse était si cruel et traitait si mal ses captifs, que ceux qui occupaient les bancs de sa chiourme ne virent pas plutôt la galère la Louve se diriger sur eux et prendre de l’avance, qu’ils lâchèrent tous à la fois les rames, et saisirent leur capitaine, qui leur criait du gaillard d’arrière de ramer plus vite; puis se le passant de banc en banc, de la poupe à la proue, ils lui donnèrent tant de coups de dents, qu’avant d’avoir atteint le mât, il avait rendu son âme aux enfers, tant étaient grandes la cruauté de ses traitements et la haine qu’il inspirait [218].