Nous retournâmes à Constantinople, et l’année suivante, 1573, on y apprit que le seigneur don Juan d’Autriche avait emporté Tunis d’assaut, et qu’il avait livré cette ville à Muley-Hamet, ôtant ainsi toute espérance d’y recouvrer le trône à Muley-Hamida, le More le plus cruel et le plus vaillant qu’ait vu le monde [219]. Le Grand Turc sentit vivement cette perte, et avec la sagacité naturelle à tous les gens de sa famille, il demanda la paix aux Vénitiens, qui la désiraient plus que lui. L’année suivante, 1574, il attaqua la Goulette et le fort que don Juan avait élevé auprès de Tunis, le laissant à demi construit [220]. Pendant tous ces événements de la guerre, je restai attaché à la rame sans nul espoir de recouvrer la liberté, du moins par ma rançon, car j’étais bien résolu de ne pas écrire à mon père la nouvelle de mes malheurs. Enfin, la Goulette fut prise, puis le fort. On compta à l’attaque de ces deux places jusqu’à 65 000 soldats turcs payés, et plus de 400 000 Mores et Arabes, venus de toute l’Afrique. Cette foule innombrable de combattants traînaient tant de munitions et de matériel de guerre, ils étaient suivis de tant de maraudeurs, qu’avec leurs seules mains et des poignées de terre ils auraient pu couvrir la Goulette et le fort. Ce fut la Goulette qui tomba la première au pouvoir de l’ennemi, elle qu’on avait crue jusqu’alors imprenable, et non par la faute de sa garnison, qui fit pour la défendre tout ce qu’elle devait et pouvait faire, mais parce que l’expérience montra combien il était facile d’élever des tranchées dans ce désert de sable, où l’on prétendait que l’eau se trouvait à deux pieds du sol, tandis que les Turcs n’en trouvèrent pas à deux aunes. Aussi, avec une immense quantité de sacs de sable, ils élevèrent des tranchées tellement hautes, qu’elles dominaient les murailles de la forteresse, et, comme ils tiraient du terre-plein, personne ne pouvait se montrer ni veiller à sa défense. L’opinion commune fut que les nôtres n’auraient pas dû s’enfermer dans la Goulette, mais attendre l’ennemi en rase campagne et au débarquement. Ceux qui parlent ainsi parlent de loin, et n’ont guère l’expérience de semblables événements, puisque, dans la Goulette et dans le fort, il y avait à peine sept mille soldats. Comment, en si faible nombre, eussent-ils été plus braves encore, pouvaient-ils s’aventurer en plaine, et en venir aux mains avec une foule comme celle de l’ennemi? et comment est-il possible de conserver une forteresse qui n’est point secourue, quand elle est enveloppée de tant d’ennemis acharnés, et dans leur propre pays? Mais il parut à bien d’autres, et à moi tout le premier, que ce fut une grâce particulière que fit le ciel à l’Espagne, en permettant la destruction totale de ce réceptacle de perversités, de ce ver rongeur, de cette insatiable éponge qui dévorait tant d’argent dépensé sans fruit, rien que pour servir à conserver la mémoire de sa prise par l’invincible Charles-Quint, comme s’il était besoin, pour la rendre éternelle, que ces pierres la rappelassent.
On perdit aussi le fort; mais du moins les Turcs ne l’emportèrent que pied à pied. Les soldats qui le défendaient combattirent avec tant de valeur et de constance, qu’ils tuèrent plus de vingt-cinq mille ennemis, en vingt-deux assauts généraux qui leur furent livrés. Aucun ne fut pris sain et sauf des trois cents qui restèrent en vie: preuve claire et manifeste de leur indomptable vaillance, et de la belle défense qu’ils firent pour conserver ces places. Un autre petit fort capitula: c’était une tour bâtie au milieu de l’île de l’Estagno [221], où commandait don Juan Zanoguera, gentilhomme valencien et soldat de grand mérite. Les Turcs firent prisonnier don Pedro Puertocarrero, général de la Goulette, qui fit tout ce qui était possible pour défendre cette place forte, et regretta tellement de l’avoir laissé prendre, qu’il mourut de chagrin dans le trajet de Constantinople, où on le menait captif. Ils prirent aussi le général du fort, appelé Gabrio Cervellon, gentilhomme milanais, célèbre ingénieur et vaillant guerrier [222]. Bien des gens de marque périrent dans ces deux places, entre autres Pagano Doria, chevalier de Saint-Jean, homme de caractère généreux, comme le montra l’extrême libéralité dont il usa envers son frère, le fameux Jean-André Doria. Ce qui rendit sa mort plus douloureuse encore, c’est qu’il périt sous les coups de quelques Arabes, auxquels il s’était confié, voyant le fort perdu sans ressource, et qui s’étaient offerts pour le conduire, sous un habit moresque, à Tabarca, petit port qu’ont les Génois sur ce rivage pour la pêche du corail. Ces Arabes lui tranchèrent la tête et la portèrent au général de la flotte turque. Mais celui-ci accomplit sur eux notre proverbe castillan, bien que la trahison plaise, le traître déplaît, car on dit qu’il fit pendre tous ceux qui lui présentèrent ce cadeau, pour les punir de ne lui avoir pas amené le prisonnier vivant.
Parmi les chrétiens qui furent pris dans le fort, il s’en trouva un, nommé don Pedro de Aguilar, natif de je ne sais quelle ville d’Andalousie, qui avait été porte-enseigne du fort: c’était un soldat de grande bravoure et de rare intelligence, doué surtout d’un talent particulier pour ce qu’on appelle la poésie. Je puis le dire, car son mauvais sort l’amena dans ma galère et sur mon banc, esclave du même patron que moi; et, avant que nous quittassions ce port, il composa deux sonnets en manière d’épitaphes, l’un sur la Goulette et l’autre sur le fort. En vérité, j’ai même envie de vous les dire, car je les sais par cœur, et je crois qu’ils vous donneront plus de plaisir que d’ennui.»