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Puis, se tournant vers Zoraïde, tandis qu’avec un autre chrétien je le retenais par les deux bras, pour qu’il ne fît pas quelque extravagance:

«Ô jeune fille infâme et pervertie! s’écria-t-il, où vas-tu, aveugle et dénaturée, au pouvoir de ces chiens, nos ennemis naturels? Maudite soit l’heure où je t’ai engendrée, et maudits soient les tendres soins que j’ai pris de ton enfance!»

Quand je vis qu’il prenait le chemin de n’en pas finir de sitôt, je me hâtai de le descendre à terre, et là il continuait à grands cris ses malédictions et ses plaintes, suppliant Mahomet de prier Allah de nous détruire et de nous abîmer. Lorsque, après avoir mis à la voile, nous ne pûmes plus entendre ses paroles, nous vîmes encore ses actions; il s’arrachait les cheveux, se frappait le visage et se roulait par terre. Mais, dans un moment, il éleva si fort la voix, que nous pûmes distinctement l’entendre:

«Reviens, ma fille bien-aimée, disait-il, descends à terre; je te pardonne tout. Donne à ces hommes ton argent, qui est déjà le leur, et reviens consoler ton triste père, qui, si tu le laisses, laissera la vie sur cette plage déserte.»

Zoraïde entendait tout cela, et, le cœur brisé, pleurait amèrement. Elle ne sut rien trouver de mieux à lui répondre que ce peu de paroles:

«Allah veuille, ô mon père, que Lella Maryem, qui m’a rendue chrétienne, te console dans ta tristesse. Allah sait bien que je n’ai pu m’empêcher de faire ce que j’ai fait, et que ces chrétiens ne doivent rien à ma volonté. Quand même j’aurais voulu les laisser partir et les laisser à la maison, cela ne m’aurait pas été possible, tant mon âme avait hâte de mettre en œuvre cette résolution, qui me semble aussi sainte qu’à toi, mon bon père, elle paraît coupable.»

Zoraïde parlait ainsi quand son père ne pouvait plus l’entendre, et que déjà nous le perdions de vue. Tandis que je la consolais, tout le monde se remit à l’ouvrage, et nous recommençâmes à voguer avec un vent si favorable, que nous étions persuadés de nous voir, au point du jour, sur les côtes d’Espagne. Mais comme rarement, ou plutôt jamais, le bien ne vient pur et complet, sans qu’il soit accompagné ou suivi de quelque mal qui le trouble et l’altère, notre mauvaise étoile, ou peut-être les malédictions que le More avait données à sa fille (car il faut les craindre de quelque père que ce soit), vinrent troubler notre allégresse. Nous étions en pleine mer, à plus de trois heures de la nuit, marchant voile déployée et les rames au crochet, car le vent prospère nous dispensait du travail de la chiourme, quand tout à coup, à la clarté de la lune, nous aperçûmes un vaisseau rond, qui, toutes voiles dehors et penché sur le flanc, traversait devant nous. Il était si proche, que nous fûmes obligés de carguer à la hâte pour ne point le heurter, et lui, de son côté, fit force de timon pour nous laisser le chemin libre. On se mit alors, du tillac de ce vaisseau, à nous demander qui nous étions, où nous allions et d’où nous venions. Mais comme ces questions nous étaient faites en langue française, le renégat s’écria bien vite:

«Que personne ne réponde: ce sont sans doute des corsaires français, qui font prise de tout.»

Sur cet avis, personne ne dit mot, et, prenant un peu d’avance, nous laissâmes le vaisseau sous le vent. Mais aussitôt on nous lâcha deux coups de canon, sans doute à boulets enchaînés, car la première volée coupa par la moitié notre mât, qui tomba dans la mer avec sa voile; et le second coup, tiré presque au même instant, porta dans le corps de notre barque, qu’il perça de part en part, sans atteindre personne. Mais, nous sentant couler à fond, nous nous mîmes tous à demander secours à grands cris, et à prier les gens du vaisseau de nous recueillir, s’ils ne voulaient nous voir sombrer. Ils mirent alors en panne, et jetant la chaloupe en mer, douze Français, armés de leurs arquebuses, s’approchèrent, mèches allumées, de notre bâtiment. Quand ils virent notre petit nombre, et que réellement nous coulions bas, ils nous prirent à leur bord, disant que c’était l’impolitesse que nous leur avions faite en refusant de répondre qui nous valait cette leçon. Notre renégat prit alors le coffre qui contenait les richesses de Zoraïde, et le jeta dans la mer, sans que personne prît garde à ce qu’il faisait. Finalement, tous nous passâmes sur le navire des Français, qui s’informèrent d’abord de tout ce qu’il leur plut de savoir de nous; puis, comme s’ils eussent été nos ennemis mortels, ils nous dépouillèrent de tout ce que nous portions; ils prirent à Zoraïde jusqu’aux anneaux qu’elle avait aux jambes. Mais j’étais bien moins tourmenté des pertes dont s’affligeait Zoraïde que de la crainte de voir ces pirates passer à d’autres violences, et lui enlever, après ces riches et précieux bijoux, celui qui valait plus encore et qu’elle estimait davantage. Mais, par bonheur, les désirs de ces gens ne vont pas plus loin que l’argent et le butin, dont ne peut jamais se rassasier leur avarice, qui se montra, en effet, si insatiable, qu’ils nous auraient enlevé jusqu’à nos habits de captifs, s’ils eussent pu en tirer parti.

Quelques-uns d’entre eux furent d’avis de nous jeter tous à la mer, enveloppés dans une voile, parce qu’ils avaient l’intention de trafiquer dans quelques ports d’Espagne sous pavillon breton, et que, s’ils nous eussent emmenés vivants, on aurait découvert et puni leur vol. Mais le capitaine, qui avait dépouillé ma chère Zoraïde, dit qu’il se contentait de sa prise, et qu’il ne voulait toucher à aucun port d’Espagne, mais continuer sa route au plus vite, passer le détroit de Gibraltar, de nuit et comme il pourrait, et regagner la Rochelle, d’où il était parti. Ils résolurent en conséquence, de nous donner la chaloupe de leur vaisseau, et tout ce qu’il fallait pour la courte navigation qui nous restait à faire; ce qu’ils exécutèrent le lendemain, en vue de la terre d’Espagne: douce et joyeuse vue, qui nous fit oublier tous nos malheurs, toutes nos misères, comme si d’autres que nous les eussent essuyés: tant est grand le bonheur de recouvrer la liberté perdue!

Il pouvait être à peu près midi quand ils nous mirent dans la chaloupe, en nous donnant deux barils d’eau et quelques biscuits; le capitaine, touché de je ne sais quelle compassion, donna même à la belle Zoraïde, au moment de l’embarquer, quarante écus d’or, et ne permit point que ses soldats lui ôtassent les vêtements qu’elle porte aujourd’hui. Nous descendîmes dans la barque, et nous leur rendîmes grâce du bien qu’ils nous faisaient, montrant plus de reconnaissance que de rancune. Ils prirent aussitôt le large, dans la direction du détroit; et nous, sans regarder d’autre boussole que la terre qui s’offrait à nos yeux, nous nous mîmes à ramer avec tant d’ardeur, qu’au coucher du soleil nous étions assez près, à ce qu’il nous sembla, pour aborder avant que la nuit fût bien avancée. Mais la lune était cachée et le ciel obscur; et, comme nous ignorions en quels parages nous étions arrivés, il ne nous parut pas prudent de prendre terre. Cependant plusieurs d’entre nous étaient de cet avis; ils voulaient que nous abordassions, fût-ce sur des rochers et loin de toute habitation, parce que, disaient-ils, c’était le seul moyen d’être à l’abri de la crainte que nous devions avoir de rencontrer quelques navires des corsaires de Tétouan, lesquels quittent la Berbérie à l’entrée de la nuit, arrivent au point du jour sur les côtes d’Espagne, font quelque prise, et retournent dormir chez eux. Enfin, parmi les avis contraires, on s’arrêta à celui d’approcher peu à peu, et, si le calme de la mer le permettait, de débarquer où nous pourrions. C’est ce que nous fîmes, et il n’était pas encore minuit quand nous arrivâmes au pied d’une haute montagne, non si voisine de la mer qu’il n’y eût un peu d’espace où l’on pût commodément aborder. Nous échouâmes notre barque sur le sable, et, sautant à terre, nous baisâmes à genoux le sol de la patrie; puis, les yeux baignés des douces larmes de la joie, nous rendîmes grâces à Dieu, notre Seigneur, du bien incomparable qu’il nous avait fait pendant notre voyage. Nous ôtâmes ensuite de la barque les provisions qu’elle contenait, et l’ayant tirée sur le rivage, nous gravîmes une grande partie du flanc de la montagne; car, même arrivés là, nous ne pouvions calmer l’agitation de nos cœurs, ni nous persuader que cette terre qui nous portait fût bien une terre de chrétiens.