Le jour parut plus tard que nous ne l’eussions désiré, et nous achevâmes de gagner le sommet de la montagne pour voir si de là on découvrirait un village ou des cabanes de bergers. Mais, quelque loin que nous étendissions la vue, nous n’aperçûmes ni habitation, ni sentier, ni être vivant. Toutefois, nous résolûmes de pénétrer plus avant dans le pays, certains de rencontrer bientôt quelqu’un qui nous fît connaître où nous étions. Ce qui me tourmentait le plus, c’était de voir Zoraïde marcher à pied sur cet âpre terrain; je la pris bien un moment sur mes épaules, mais ma fatigue la fatiguait plus que son repos ne la reposait: aussi ne voulut-elle plus me laisser prendre cette peine, et elle cheminait, en me donnant la main, avec patience et gaieté. Nous avions à peine fait un quart de lieue, que le bruit d’une clochette frappa nos oreilles. À ce bruit qui annonçait le voisinage d’un troupeau, nous regardâmes attentivement si quelqu’un se montrait, et nous aperçûmes, au pied d’un liége, un jeune pâtre qui s’amusait paisiblement à tailler un bâton avec son couteau. Nous l’appelâmes, et lui, tournant la tête, se leva d’un bond. Mais, à ce que nous sûmes depuis, les premiers qu’il aperçut furent Zoraïde et le renégat, et, comme il les vit en habit moresque, il crut que tous les Mores de la Berbérie étaient à ses trousses. Se sauvant donc de toute la vitesse de ses jambes à travers le bois, il se mit à crier à tue-tête:
«Aux Mores! aux Mores! Les Mores sont dans le pays! Aux Mores! aux armes! aux armes!»
À ces cris, nous demeurâmes tous fort déconcertés, et nous ne savions que faire; mais, considérant que le pâtre, en criant de la sorte, allait répandre l’alarme dans le pays, et que la cavalerie garde-côte viendrait bientôt nous reconnaître, nous fîmes ôter au renégat ses vêtements turcs, et il mit une veste ou casaque de captif, qu’un des nôtres lui donna, restant les bras en chemise; puis, après nous être recommandés à Dieu, nous suivîmes le même chemin qu’avait pris le berger, attendant que la cavalerie de la côte vînt fondre sur nous. Notre pensée ne nous trompa point: deux heures ne s’étaient pas écoulées, lorsqu’en débouchant des broussailles dans la plaine, nous découvrîmes une cinquantaine de cavaliers qui venaient au grand trot à notre rencontre. Dès que nous les aperçûmes, nous fîmes halte pour les attendre. Quand ils furent arrivés, et qu’au lieu de Mores qu’ils cherchaient, ils virent tant de pauvres chrétiens, ils s’arrêtèrent tout surpris, et l’un d’eux nous demanda si c’était par hasard à propos de nous qu’un pâtre avait appelé aux armes.
«Oui,» lui répondis-je; et, comme je voulais commencer à lui raconter mon aventure, à lui dire d’où nous venions et qui nous étions, un chrétien de ceux qui venaient avec nous reconnut le cavalier qui m’avait fait la question; et, sans me laisser dire un mot de plus, il s’écria:
«Grâces soient rendues à Dieu, qui nous a conduits en si bon port! car, si je ne me trompe, la terre que nous foulons est celle de Velez-Malaga, à moins que les longues années de ma captivité ne m’aient ôté la mémoire au point de ne plus me rappeler que vous, seigneur, qui nous demandez qui nous sommes, vous êtes mon oncle don Pedro de Bustamante.»
À peine le captif chrétien eut-il dit ces mots, que le cavalier sauta de son cheval, et vint serrer le jeune homme dans ses bras.
«Ah! s’écria-t-il, je te reconnais, neveu de mon âme et de ma vie, toi que j’ai pleuré pour mort, ainsi que ma sœur, ta mère, et tous les tiens, qui sont encore vivants. Dieu leur a fait la grâce de leur conserver la vie pour qu’ils jouissent du plaisir de te revoir. Nous venions d’apprendre que tu étais à Alger, et je comprends, à tes habits et à ceux de toute cette compagnie, que vous avez miraculeusement recouvré la liberté.
– Rien de plus vrai, reprit le jeune homme, et le temps ne nous manquera pas pour vous conter toutes nos aventures.»
Quand les cavaliers entendirent que nous étions des captifs chrétiens, ils mirent tous pied à terre, et chacun nous offrit son cheval pour nous mener à la ville de Velez-Malaga, qui était à une lieue et demie. Quelques-uns d’entre eux, auxquels nous dîmes où nous avions laissé notre barque, retournèrent la chercher pour la porter à la ville. Les autres nous firent monter en croupe, et Zoraïde s’assit sur le cheval de l’oncle de notre compagnon. Toute la population de la ville, ayant appris notre arrivée par quelqu’un qui avait pris les devants, sortit à notre rencontre. Ces gens ne s’étonnaient pas de voir des captifs délivrés, ni des Mores captifs, puisque sur tout ce rivage ils sont habitués à voir des uns et des autres; mais ils s’étonnaient de la beauté de Zoraïde, qui était alors dans tout son éclat: car la fatigue de la marche et la joie de se voir enfin, sans crainte de disgrâce, en pays de chrétiens, animaient son visage de si vives couleurs, que, si la tendresse ne m’aveuglait point, j’aurais osé dire qu’il n’y avait pas dans le monde entier une plus belle créature. Nous allâmes tout droit à l’église, rendre grâces à Dieu de la faveur qu’il nous avait faite, et Zoraïde, en entrant dans le temple, s’écria qu’il y avait là des figures qui ressemblaient à celle de Lella Maryem. Nous lui dîmes que c’étaient ses images, et le renégat lui fit comprendre du mieux qu’il put ce que ces images signifiaient, afin qu’elle les adorât, comme si réellement chacune d’elles eût été la même Lella Maryem qui lui était apparue. Zoraïde, qui a l’intelligence vive et un esprit naturel pénétrant, comprit aussitôt tout ce qu’on lui dit à propos des images [252]. De là nous fûmes ramenés dans la ville, et distribués tous en différentes maisons. Mais le chrétien qui était du pays nous conduisit, le renégat, Zoraïde et moi, dans celle de ses parents, qui jouissaient d’une honnête aisance, et qui nous accueillirent avec autant d’amour que leur propre fils.
Nous restâmes six jours à Velez, au bout desquels le renégat, ayant fait dresser une enquête, se rendit à Grenade pour rentrer, par le moyen de la sainte Inquisition, dans le saint giron de l’Église. Les autres chrétiens délivrés s’en allèrent chacun où il leur plut. Nous restâmes seuls, Zoraïde et moi, n’ayant que les écus qu’elle devait à la courtoisie du capitaine français. J’en achetai cet animal qui fait sa monture, et, lui servant jusqu’à cette heure de père et d’écuyer, mais non d’époux, je la mène à mon pays, dans l’intention de savoir si mon père est encore vivant, ou si quelqu’un de mes frères a trouvé plus que moi la fortune favorable, bien que le ciel, en me donnant Zoraïde pour compagne, ait rendu mon sort tel, que nul autre, quelque heureux qu’il pût être, ne me semblerait aussi désirable. La patience avec laquelle Zoraïde supporte toutes les incommodités, toutes les privations qu’entraîne après soi la pauvreté, et le désir qu’elle montre de se voir enfin chrétienne, sont si grands, si admirables, que j’en suis émerveillé et que je me consacre à la servir tout le reste de ma vie. Cependant le bonheur que j’éprouve à penser que je suis à elle et qu’elle est à moi est troublé par une autre pensée: je ne sais si je trouverai dans mon pays quelque humble asile où la recueillir, si le temps et la mort n’auront pas fait tant de ravages dans la fortune et la vie de mon père et de mes frères, que je ne trouve, à leur place, personne qui daigne seulement me reconnaître. Voilà, seigneurs, tout ce que j’avais à vous dire de mon histoire; si elle est agréable et curieuse, c’est à vos intelligences éclairées qu’il appartient d’en juger. Quant à moi, j’aurais voulu la conter plus brièvement, bien que la crainte de vous fatiguer m’ait fait taire plus d’une circonstance et plus d’un détail [253].