«Celui qui chante, ma chère dame, lui dit-elle, est fils d’un gentilhomme du royaume d’Aragon, seigneur de deux seigneuries. Il demeurait en face de la maison de mon père, à Madrid, et, bien que mon père eût soin de fermer les fenêtres de sa maison avec des rideaux de toile en hiver, et des jalousies en été [258], je ne sais comment cela se fit, mais ce jeune gentilhomme, qui faisait ses études, m’aperçut, à l’église ou autre part. Finalement, il devint amoureux de moi, et me le fit comprendre des fenêtres de sa maison, avec tant de signes et tant de larmes, que je fus bien obligée de le croire, et même de l’aimer, sans savoir ce qu’il me voulait. Parmi les signes qu’il me faisait, l’un des plus fréquents était de joindre une de ses mains avec l’autre, pour me faire entendre qu’il se marierait avec moi. Et moi j’aurais été bien contente qu’il en fût ainsi; mais, seule et sans mère, je ne savais à qui confier mon aventure. Aussi, je le laissais continuer, sans lui accorder aucune faveur, si ce n’est, quand mon père et le sien étaient hors de la maison, de soulever un peu les rideaux ou la jalousie, et de me laisser voir tout entière, ce qui lui faisait tellement fête, qu’il paraissait en devenir fou. Dans ce temps arriva l’ordre du départ de mon père, que ce jeune homme apprit, mais non de moi, car je ne pus jamais le lui dire. Il tomba malade de chagrin, à ce que j’imagine, et, le jour que nous partîmes, je ne pus parvenir à le voir pour lui dire adieu, au moins avec les yeux. Mais, au bout de deux jours que nous faisions route, en entrant dans l’auberge d’un village qui est à une journée d’ici, je le vis sur la porte de cette auberge, en habits de garçon muletier, et si bien déguisé que, si je n’avais eu son portrait gravé dans l’âme, il ne m’eût pas été possible de le reconnaître. Je le reconnus, je m’étonnai et je me réjouis. Lui me regarde en cachette de mon père, dont il évite les regards, chaque fois qu’il passe devant moi dans les chemins ou dans les auberges où nous arrivons. Comme je sais qui il est, et que je considère que c’est pour l’amour de moi qu’il fait la route à pied, avec tant de fatigue, je meurs de chagrin, et, partout où il met les pieds, moi je mets les yeux. Je ne sais pas quelle est son intention en venant de la sorte, ni comment il a pu s’échapper de la maison de son père, qui l’aime passionnément, parce que c’est son unique héritier, et qu’il mérite d’ailleurs d’être aimé, comme Votre Grâce en jugera dès qu’elle pourra le voir. Je puis vous dire encore que toutes ces choses qu’il chante, il les tire de sa tête, car j’ai ouï dire qu’il est grand poëte et étudiant. Et de plus, chaque fois que je le vois ou que je l’entends, je tremble de la tête aux pieds, dans la crainte que mon père ne le reconnaisse et ne vienne à deviner nos désirs. De ma vie je ne lui ai dit une parole, et pourtant je l’aime de telle sorte que je ne peux vivre sans lui. Voilà, ma chère dame, tout ce que je puis vous dire de ce musicien, dont la voix vous a si fort satisfaite, et par laquelle vous reconnaîtrez bien qu’il n’est pas garçon muletier, comme vous dites, mais seigneur d’âmes et de terres, comme je vous ai dit.
– C’est assez, doña Clara, s’écria Dorothée en lui donnant mille baisers, c’est assez, dis-je. Attendez que le nouveau jour paraisse, car j’espère, avec l’aide de Dieu, conduire vos affaires de telle sorte qu’elles aient une aussi heureuse fin que le méritent de si honnêtes commencements.
– Hélas! ma bonne dame, reprit doña Clara, quelle fin se peut-il espérer, quand son père est si noble et si riche qu’il lui semblera que je ne suis pas digne, je ne dis pas d’être femme, mais servante de son fils? et quant à me marier en cachette de mon père, je ne le ferais pas pour tout ce que renferme le monde. Je voudrais seulement que ce jeune homme me laissât et s’en retournât chez lui; peut-être qu’en ne le voyant plus, et lorsque nous serons séparés par la grande distance du chemin qui me reste à faire, la peine que j’éprouve maintenant s’adoucira quelque peu, bien que je puisse dire que ce remède ne me fera pas grand effet. Et pourtant, je ne sais comment le diable s’en est mêlé, ni par où m’est entré cet amour que j’ai pour lui, étant, moi, si jeune fille, et lui, si jeune garçon: car, en vérité, je crois que nous sommes du même âge, et je n’ai pas encore mes seize ans accomplis; du moins, à ce que dit mon père, je ne les aurai que le jour de la Saint-Michel.»
Dorothée ne put s’empêcher de rire en voyant combien doña Clara parlait encore en enfant.
«Reposons, lui dit-elle, pendant le peu qui reste de la nuit; Dieu nous enverra le jour, et nous en profiterons, ou je n’aurais ni mains ni langue à mon service.»
Elles s’endormirent après cet entretien, et dans toute l’hôtellerie régnait le plus profond silence. Il n’y avait d’éveillé que la fille de l’hôtesse et sa servante Maritornes, lesquelles sachant déjà de quel pied clochait don Quichotte, et qu’il était à faire sentinelle autour de la maison, armé de pied en cap et à cheval, résolurent entre elles de lui jouer quelque tour, ou du moins de passer un peu le temps à écouter ses extravagances.
Or, il faut savoir qu’il n’y avait pas, dans toute l’hôtellerie, une seule fenêtre qui donnât sur les champs, mais uniquement une lucarne de grenier par laquelle on jetait la paille dehors. C’est à cette lucarne que vinrent se mettre les deux semi-demoiselles. Elles virent que don Quichotte était à cheval, immobile et appuyé sur le bois de sa lance, poussant de temps à autre de si profonds et de si lamentables soupirs, qu’on eût dit qu’à chacun d’eux son âme allait s’arracher. Elles entendirent aussi qu’il disait d’une voix douce, tendre et amoureuse:
«Ô ma dame Dulcinée du Toboso, extrême de toute beauté, comble de l’esprit, faîte de la raison, archives des grâces, dépôt des vertus, et finalement, abrégé de tout ce qu’il y a dans le monde de bon, d’honnête et de délectable, que fait en ce moment Ta Grâce? Aurais-tu, par hasard, souvenance de ton chevalier captif, qui, seulement pour te servir, à tant de périls s’est volontairement exposé? Oh! donne-moi de ses nouvelles, astre aux trois visages [259], qui peut-être, envieux du sien, t’occupes à présent à la regarder, soit qu’elle se promène en quelque galerie de ses palais somptueux, soit qu’appuyée sur quelque balcon, elle considère quel moyen s’offre d’adoucir, sans péril pour sa grandeur et sa chasteté, la tempête qu’éprouve à cause d’elle mon cœur affligé, ou quelle félicité elle doit à mes peines, quel repos à mes fatigues, quelle récompense à mes services, et, finalement, quelle vie à ma mort. Et toi, soleil qui te hâtes sans doute de seller tes coursiers pour te lever de bon matin et venir revoir ma dame, je t’en supplie, dès que tu la verras, salue-la de ma part; mais garde-toi bien, en la saluant, de lui donner un baiser de paix sur le visage; je serais plus jaloux de toi que tu ne le fus de cette légère ingrate qui te fit tant courir et tant suer dans les plaines de Thessalie, ou sur les rives du Pénée [260], car je ne me rappelle pas bien où tu courus alors, amoureux et jaloux.»
Don Quichotte en était là de son touchant monologue, quand la fille de l’hôtesse se mit à l’appeler du bout des lèvres, et lui dit enfin:
«Mon bon seigneur, ayez la bonté, s’il vous plaît, de vous approcher d’ici.»