À ces signes et à ces paroles, don Quichotte tourna la tête, et vit, à la clarté de la lune, qui brillait alors de tout son éclat, qu’on l’appelait à la lucarne, qui lui semblait une fenêtre, et même avec des barreaux dorés, comme devait les avoir un aussi riche château que lui paraissait l’hôtellerie; puis, au même instant, il se persuada, dans sa folle imagination, que la jolie damoiselle, fille de la dame de ce château, vaincue par l’amour dont elle s’était éprise pour lui, venait, comme l’autre fois, le tenter et le solliciter.
Dans cette pensée, pour ne pas se montrer ingrat et discourtois, il tourna la bride à Rossinante, et s’approcha de la lucarne. Dès qu’il eut aperçu les deux jeunes filles:
«Je vous plains sincèrement, dit-il, ô charmante dame, d’avoir placé vos pensées amoureuses en un lieu où l’on ne peut répondre comme le méritent votre grâce et vos attraits. Mais vous ne devez pas en imputer la faute à ce misérable chevalier errant, que l’amour tient dans l’impossibilité de rendre les armes à nulle autre qu’à celle qu’il a faite, au moment où ses yeux la virent, maîtresse absolue de son âme. Pardonnez-moi donc, aimable damoiselle, et retirez-vous dans vos appartements, sans vouloir, en me témoignant plus clairement vos désirs, que je me montre encore plus ingrat; et, si l’amour que vous me portez vous fait trouver en moi quelque chose en quoi je puisse vous satisfaire, pourvu que ce ne soit pas l’amour lui-même, demandez-la-moi; et je jure, par cette douce ennemie dont je pleure l’absence, de vous la donner incontinent, dussiez-vous me demander une mèche des cheveux de Méduse, qui n’étaient que des couleuvres, ou même des rayons du soleil enfermés dans une fiole [261].
– Ce n’est pas de tout cela qu’a besoin ma maîtresse, seigneur chevalier, dit alors Maritornes.
– Eh bien, discrète duègne, répondit don Quichotte, de quoi donc votre maîtresse a-t-elle besoin?
– Seulement d’une de vos belles mains, répondit Maritornes, afin de pouvoir rassasier sur elle l’extrême désir qui l’a conduite à cette lucarne, tellement au péril de son honneur, que si le seigneur son père l’eût entendue, il en aurait fait un tel hachis que la plus grosse tranche de toute sa personne eût été l’oreille.
– Je voudrais bien voir cela, reprit don Quichotte; mais il s’en gardera bien, s’il ne veut faire la fin la plus désastreuse que fît jamais père au monde, pour avoir porté la main sur les membres délicats de son amoureuse fille.»
Maritornes pensa bien que, sans nulle doute, don Quichotte donnerait la main qui lui était demandée, et réfléchissant à ce qu’elle devait faire, elle quitta la lucarne et descendit à l’écurie, où elle prit le licou de l’âne de Sancho; puis elle remonta rapidement au grenier, dans l’instant où don Quichotte s’était levé tout debout sur la selle de Rossinante pour atteindre à la fenêtre grillée où il s’imaginait qu’était la demoiselle au cœur blessé. En lui tendant la main:
«Prenez, madame, lui dit-il, prenez cette main, ou plutôt ce bourreau des malfaiteurs du monde; prenez cette main, dis-je, qu’aucune main de femme n’a touchée, pas même celle de la beauté qui a pris de tout mon corps entière possession. Je ne vous la donne pas pour que vous la baisiez, mais pour que vous regardiez la contexture des nerfs, l’entrelacement des muscles, la largeur et l’épaisseur des veines, d’où vous jugerez quelle doit être la force du bras auquel appartient une telle main.
– C’est ce que nous allons voir,» dit Maritornes; et faisant du licou un nœud coulant, elle le lui passa autour du poignet; puis quittant aussitôt la lucarne, elle attacha solidement l’autre bout au verrou de la porte du grenier.
Don Quichotte sentit à son poignet la dureté du cordeau.
«Il me semble, dit-il, que Votre Grâce m’égratigne plutôt qu’elle ne me caresse la main; ne la traitez pas si durement, car elle n’est point coupable du mal que vous fait ma volonté, et il ne serait pas bien non plus que vous vengeassiez sur un si petite partie de ma personne toute la grandeur de votre dépit. Faites attention d’ailleurs que qui aime bien ne se venge pas si méchamment.»
Mais tous ces propos de don Quichotte, personne ne les écoutait plus; car dès que Maritornes l’eut attaché, elle et l’autre fille se sauvèrent mourant de rire, et le laissèrent si bien pris au piège, qu’il lui fut impossible de se dégager. Il était donc, comme on l’a dit, tout debout sur le dos de Rossinante, le bras passé dans la lucarne, et attaché par le poignet au verrou de la porte; ayant une frayeur extrême que son cheval, en s’écartant d’un côté ou de l’autre, ne le laissât pendu par le bras. Aussi n’osait-il faire aucun mouvement, bien que le calme et la patience de Rossinante lui promissent qu’il serait tout un siècle sans remuer. Finalement, quand don Quichotte se vit bien attaché, et que les dames étaient parties, il se mit à imaginer que tout cela se faisait par voie d’enchantement, comme la fois passée, lorsque, dans ce même château, ce More enchanté de muletier le roua de coups. Il maudissait donc tout bas son peu de prudence et de réflexion, puisque, après être sorti si mal, la première fois, des épreuves de ce château, il s’était aventuré à y entrer encore, tandis qu’il est de notoriété parmi les chevaliers errants que, lorsqu’ils ont éprouvé une aventure et qu’ils n’y ont pas réussi, c’est signe qu’elle n’est point gardée pour eux, mais pour d’autres; et dès lors ils ne sont nullement tenus de l’éprouver une seconde fois.
Néanmoins, il tirait son bras pour voir s’il pourrait le dégager; mais le nœud était si bien fait, que toutes ses tentatives furent vaines. Il est vrai qu’il tirait avec ménagement, de peur que Rossinante ne remuât, et, bien qu’il eût voulu se rasseoir en selle, il fallait rester debout ou s’arracher la main. C’est alors qu’il se mit à désirer l’épée d’Amadis, contre laquelle ne prévalait aucun enchantement; c’est alors qu’il maudit son étoile, qu’il mesura dans toute son étendue la faute que ferait au monde son absence tout le temps qu’il demeurerait enchanté, car il croyait l’être bien réellement; c’est alors qu’il se souvint plus que jamais de sa bien-aimée Dulcinée du Toboso; qu’il appela son bon écuyer Sancho Panza, lequel, étendu sur le bât de son âne et enseveli dans le sommeil, ne se rappelait guère en ce moment la mère qui l’avait enfanté; c’est alors qu’il appela à son aide les sages Alquife et Lirgandée; qu’il invoqua sa bonne amie Urgande, pour qu’elle vînt le secourir. Finalement, l’aube du jour le surprit, si confondu, si désespéré, qu’il mugissait comme un taureau, n’espérant plus que le jour remédiât à son affliction, car il la tenait pour éternelle, se tenant pour enchanté. Ce qui lui donnait surtout cette pensée, c’était de voir que Rossinante ne remuait ni peu ni beaucoup. Aussi croyait-il que de la sorte, sans manger, sans boire, sans dormir, ils allaient rester, lui et son cheval, jusqu’à ce que cette méchante influence des étoiles se fût passée, ou qu’un autre plus savant enchanteur le désenchantât.
Mais il se trompa grandement dans sa croyance. En effet, à peine le jour commençait-il à poindre, que quatre hommes à cheval arrivèrent à l’hôtellerie, bien tenus, bien équipés, et portant leurs escopettes pendues à l’arçon. Ils frappèrent à grands coups à la porte de l’hôtellerie, qui n’était pas encore ouverte. Mais don Quichotte, les apercevant de la place où il ne cessait de faire sentinelle, leur cria d’une voix haute et arrogante:
«Chevaliers, ou écuyers, ou qui que vous soyez, vous avez tort de frapper aux portes de ce château, car il est clair qu’à de telles heures ceux qui l’habitent sont endormis; et d’ailleurs on n’a pas coutume d’ouvrir les forteresses avant que le soleil étende ses rayons sur la terre entière. Éloignez-vous un peu, et attendez que le jour ait paru; nous verrons alors s’il convient ou non de vous ouvrir.