– Quelle diable de forteresse ou de château y a-t-il ici, dit l’un des cavaliers, pour nous obliger à tant de cérémonies? Si vous êtes l’aubergiste, faites-nous ouvrir; nous sommes des voyageurs, et nous ne demandons qu’à donner de l’orge à nos montures pour continuer notre chemin, car nous sommes pressés.
– Vous semble-t-il, chevalier, que j’aie la mine d’un aubergiste? répondit don Quichotte.
– Je ne sais de quoi vous avez la mine, reprit l’autre; mais je sais que vous dites une sottise en appelant château cette hôtellerie.
– C’est un château, répliqua don Quichotte, et même des meilleurs de cette province, et il y a dedans telle personne qui a porté sceptre à la main et couronne sur la tête.
– Ce serait mieux au rebours, reprit le voyageur, le sceptre sur la tête et la couronne à la main. Sans doute, si nous venons au fait, il y aura là dedans quelque troupe de comédiens, parmi lesquels sont communs ces sceptres et ces couronnes que vous dites; car, dans une hôtellerie si chétive et où l’on garde un si grand silence, je ne crois guère qu’il s’y héberge des gens à sceptre et à couronne.
– Vous savez peu des choses de ce monde, répliqua don Quichotte, puisque vous ignorez les événements qui se passent dans la chevalerie errante.»
Mais les compagnons du questionneur, s’ennuyant du dialogue qu’il continuait avec don Quichotte, se remirent à frapper à la porte avec tant de furie, que l’hôtelier s’éveilla, ainsi que tous les gens de sa maison, et qu’il se leva pour demander qui frappait.
En ce moment, il arriva qu’un des chevaux qu’amenaient les quatre cavaliers vint flairer Rossinante, qui, tout triste et les oreilles basses, soutenait sans bouger le corps allongé de son maître; et, comme enfin il était de chair, bien qu’il parût de bois, il ne laissa pas de se ravigoter, et flaira à son tour l’animal qui venait lui faire des caresses. Mais à peine eut-il fait le moindre mouvement que les deux pieds manquèrent à don Quichotte, qui, glissant de la selle, fût tombé à terre s’il n’eût été pendu par le bras. Sa chute lui causa une si vive douleur qu’il crut, ou qu’on lui coupait le poignet, ou que son bras s’arrachait. Il était, en effet, resté si près de terre, qu’avec la pointe des pieds il baisait celle des herbes; et c’était pour son mal, car, en voyant le peu qui lui manquait pour mettre les pieds à plat, il s’allongeait et se tourmentait de toutes ses forces pour atteindre la terre. Ainsi les malheureux qui souffrent la torture de la poulie [262] accroissent eux-mêmes leur supplice en s’efforçant de s’allonger, trompés par l’espérance de toucher enfin le sol.
Chapitre XLIV
Où se poursuivent encore les événements inouïs de l’hôtellerie
Enfin, aux cris perçants que jetait don Quichotte, l’hôte, ouvrant à la hâte les portes de l’hôtellerie, sortit tout effaré pour voir qui criait de la sorte, et ceux qui étaient dehors accoururent aussi. Maritornes, que le même bruit avait éveillée, imaginant aussitôt ce que ce pouvait être, monta au grenier, et détacha, sans que personne la vît, le licou qui tenait don Quichotte. Le chevalier tomba par terre à la vue de l’hôte et des voyageurs, qui, s’approchant de lui tous ensemble, lui demandèrent ce qu’il avait pour jeter de semblables cris. Don Quichotte, sans répondre un mot, s’ôta le cordeau du poignet, se releva, monta sur Rossinante, embrassa son écu, mit sa lance en arrêt, et s’étant éloigné pour prendre du champ, revint au petit galop, en disant:
«Quiconque dira que j’ai été à juste titre enchanté, pourvu que madame la princesse Micomicona m’en accorde la permission, je lui donne un démenti, et je le défie en combat singulier.»
Les nouveaux venus restèrent tout ébahis à ces paroles; mais l’hôtelier les tira de cette surprise en leur disant qui était don Quichotte, et qu’il ne fallait faire aucun cas de lui, puisqu’il avait perdu le jugement.
Ils demandèrent à l’hôtelier si par hasard il ne serait pas arrivé dans sa maison un jeune homme de quinze à seize ans, vêtu en garçon muletier, de telle taille et de tel visage, donnant enfin tout le signalement de l’amant de doña Clara, L’hôtelier répondit qu’il y avait tant de monde dans l’hôtellerie, qu’il n’avait pas pris garde au jeune homme qu’on demandait. Mais l’un des cavaliers, ayant aperçu le carrosse de l’auditeur, s’écria:
«Il est ici, sans aucun doute, car voilà le carrosse qu’on dit qu’il accompagne. Qu’un de nous reste à la porte, et que les autres entrent pour le chercher. Encore sera-t-il bon qu’un de nous fasse aussi la ronde autour de l’hôtellerie, afin qu’il ne se sauve point par-dessus les murs de la cour.
– C’est ce qu’on va faire,» répondit un des cavaliers; et, tandis que deux d’entre eux pénétraient dans la maison, un autre resta à la porte, et le dernier alla faire le tour de l’hôtellerie.
L’hôtelier voyait tout cela sans pouvoir deviner à quel propos se prenaient ces mesures, bien qu’il crût que ces gens cherchaient le jeune homme dont ils lui avaient donné le signalement.
Cependant le jour arrivait, et, à sa venue, ainsi qu’au tapage qu’avait fait don Quichotte, tout le monde s’était éveillé, surtout doña Clara et Dorothée, qui, l’une par l’émotion d’avoir son amant si près d’elle, l’autre par le désir de le voir, n’avaient guère pu dormir de toute la nuit. Don Quichotte, voyant qu’aucun des voyageurs ne faisait cas de lui et ne daignait seulement répondre à son défi, se sentait suffoqué de dépit et de rage; et certes, s’il eût trouvé, dans les règlements de sa chevalerie, qu’un chevalier pût entreprendre une autre entreprise, ayant donné sa parole et sa foi de ne se mêler d’aucune autre jusqu’à ce qu’il eût achevé celle qu’il avait promis de mettre à fin, il les aurait attaqués tous, et les aurait bien fait répondre, bon gré mal gré. Mais comme il lui semblait tout à fait inconvenant de se jeter dans une entreprise nouvelle avant d’avoir replacé Micomicona sur son trône, il lui fallut se taire et se tenir tranquille, attendant, les bras croisés, où aboutiraient les démarches de ces voyageurs.
Un de ceux-ci trouva le jeune homme qu’il cherchait, dormant à côté d’un garçon de mules, et ne songeant guère, ni qu’on le cherchât, ni surtout qu’on dût le trouver. L’homme le secoua par le bras, et lui dit:
«Assurément, seigneur don Luis, l’habit que vous portez sied bien à qui vous êtes! et le lit où je vous trouve ne répond pas moins à la façon dont vous a choyé votre mère!»
Le jeune homme frotta ses yeux endormis, et, regardant avec attention celui qui le secouait, il reconnut aussitôt que c’était un serviteur de son père. Cette vue le troubla de telle sorte qu’il ne put de quelque temps parvenir à répondre un mot. Le domestique continua:
«Ce qui vous reste à faire, seigneur don Luis, c’est de vous résigner patiemment, et de reprendre le chemin de la maison, si Votre Grâce ne veut pas que son père, mon seigneur, prenne celui de l’autre monde; car on ne peut attendre autre chose de la peine que lui cause votre absence.
– Mais comment mon père a-t-il su, interrompit don Luis, que j’avais pris ce chemin, et en cet équipage?