– En cela, interrompit Sancho, il n’y a pas le plus petit doute: car, depuis que mon seigneur l’a gagné jusqu’à cette heure, il n’a livré avec lui qu’une seule bataille, lorsqu’il délivra ces malheureux enchaînés; et, ma foi, sans l’assistance de ce plat-armet, il aurait passé un mauvais moment, car, dans cette mêlée, les pierres pleuvaient à verse.»
Chapitre XLV
Où l’on achève d’éclaircir les doutes à propos du bât et de l’armet de mambrin, avec d’autres aventures arrivées en toute vérité
«Que vous semble, seigneurs, s’écria le barbier, de ce qu’affirment ces gentilshommes, puisqu’ils s’opiniâtrent à dire que ceci n’est pas un plat à barbe, mais un armet?
– Et qui dira le contraire, interrompit don Quichotte, je lui ferai savoir qu’il ment, s’il est chevalier, et, s’il est écuyer, qu’il en a menti mille fois.»
Notre barbier, maître Nicolas, qui se trouvait présent à la bagarre, connaissant si bien l’humeur de don Quichotte, voulut exciter encore son extravagance, et pousser plus loin la plaisanterie, pour donner de quoi rire à tout le monde. Il dit donc, parlant à l’autre barbier:
«Seigneur barbier, ou qui que vous soyez, sachez que je suis du même état que vous; que j’ai reçu, il y a plus de vingt ans, mon diplôme d’examen, et que je connais parfaitement tous les instruments et ustensiles du métier de la barbe, sans en excepter un seul; sachez de plus que, dans le temps de ma jeunesse, j’ai été soldat, et que je ne connais pas moins bien ce que c’est qu’un armet, un morion, une salade, et autres choses relatives à la milice, c’est-à-dire aux espèces d’armes que portent les soldats. Et je dis maintenant, sauf meilleur avis, car je m’en remets toujours à celui d’un meilleur entendement, que cette pièce qui est ici devant nous, et que ce bon seigneur tient à la main, non-seulement n’est pas un plat à barbe de barbier, mais qu’elle est aussi loin de l’être que le blanc est loin du noir, et la vérité du mensonge. Et je dis aussi que bien que ce soit un armet, ce n’est pas un armet entier.
– Non certes, s’écria don Quichotte, car il lui manque une moitié, qui est la mentonnière.
– C’est cela justement,» ajouta le curé, qui avait compris l’intention de son ami, maître Nicolas; et leur avis fut aussitôt confirmé par Cardénio, don Fernand et ses compagnons. L’auditeur lui-même, s’il n’eût été si préoccupé de l’aventure de don Luis, aurait aidé, pour sa part, à la plaisanterie; mais les choses sérieuses auxquelles il pensait l’avaient tellement absorbé, qu’il ne faisait guère attention à ces badinages.
«Sainte Vierge! s’écria en ce moment le barbier mystifié, est-il possible que tant d’honnêtes gens disent que ceci n’est pas un plat à barbe, mais un armet! Voilà de quoi jeter dans l’étonnement toute une université, si savante qu’elle soit. À ce train-là, si ce plat à barbe est un armet, ce bât d’âne doit être aussi une selle de cheval, comme ce seigneur l’a prétendu.
– À moi, il me paraît un bât, reprit don Quichotte; mais j’ai déjà dit que je ne me mêlais point de cela.
– Que ce soit un bât ou une selle, dit le curé, c’est au seigneur don Quichotte à le décider; car, en affaire de chevalerie, ces seigneurs et moi nous lui cédons la palme.
– Pardieu, mes seigneurs, s’écria don Quichotte, de si étranges aventures me sont arrivées dans ce château, en deux fois que j’y fus hébergé, que je n’ose plus rien décider affirmativement sur les questions qu’on me ferait à propos de ce qu’il renferme; car je m’imagine que tout ce qui s’y passe se règle par voie d’enchantement. La première fois, je fus fort ennuyé des visites d’un More enchanté qui se promène en ce château, et Sancho n’eut guère plus à se louer des gens de sa suite; puis, hier soir, je suis resté pendu par ce bras presque deux heures entières sans savoir pourquoi ni comment j’étais tombé dans cette disgrâce. Ainsi, me mettre à présent, au milieu d’une telle confusion, à donner mon avis, ce serait m’exposer à un jugement téméraire. En ce qui touche cette singulière prétention de vouloir que ceci soit un plat à barbe et non un armet, j’ai déjà répondu; mais quant à déclarer si cela est un bât ou une selle, je n’ose point rendre une sentence définitive, et j’aime mieux laisser la question au bon sens de Vos Grâces. Peut-être que, n’étant point armés chevaliers comme moi, vous n’aurez rien à démêler avec les enchantements de céans, et qu’ayant les intelligences parfaitement libres, vous pourrez juger des choses de ce château comme elles sont en réalité, et non comme elles me paraissent.
– Il n’y a pas de doute, répondit à cela don Fernand; le seigneur don Quichotte a parlé comme un oracle, et c’est à nous qu’appartient la solution de cette difficulté; et, pour qu’elle soit rendue avec plus de certitude, je vais recueillir en secret les voix de ces seigneurs, et du résultat de ce vote je rendrai un compte exact et fidèle.»
Pour ceux qui connaissaient l’humeur de don Quichotte, toute cette comédie était une intarissable matière à rire; mais ceux qui n’étaient pas au fait n’y voyaient que la plus grande bêtise du monde, surtout les quatre domestiques de don Luis, et don Luis lui-même, ainsi que trois autres voyageurs qui venaient par hasard d’arriver à l’hôtellerie, et qui paraissaient des archers de la Sainte-Hermandad, comme ils l’étaient en effet. Mais celui qui se désespérait le plus, c’était le barbier, dont le plat à barbe s’était changé, devant ses yeux, en armet de Mambrin, et dont le bât, à ce qu’il pensait bien, allait sans aucun doute se changer aussi en un riche harnais de cheval. Tous les autres spectateurs riaient de voir don Fernand qui allait prendre les voix de l’un à l’autre, leur parlant tout bas à l’oreille, pour qu’ils déclarassent en secret si ce beau bijou sur lequel on avait tant disputé était un bât ou une selle.
Après qu’il eut recueilli les votes de tous ceux qui connaissaient don Quichotte, il dit à haute voix:
«Le cas est, brave homme, que je suis vraiment fatigué de prendre tant d’avis, car je ne demande à personne ce que je désire savoir, qu’on ne me réponde aussitôt qu’il y a folie à dire que ce soit un bât d’âne, et que c’est une selle de cheval, et même d’un cheval de race. Ainsi, prenez patience, car en dépit de vous et de votre âne, ceci est une selle, et non un bât, et vous avez fort mal prouvé votre allégation.
– Que je perde ma place en paradis, s’écria le pauvre barbier, si toutes Vos Grâces ne se trompent pas; et que mon âme paraisse aussi bien devant Dieu que ce bât me paraît un bât, et non une selle! Mais, ainsi vont les lois [263]… et je ne dis rien de plus. Et pourtant je ne suis pas ivre, en vérité, car je n’ai pas même rompu le jeûne aujourd’hui, si ce n’est par mes péchés.»
Les naïvetés que débitait le barbier ne faisaient pas moins rire que les extravagances de don Quichotte, lequel dit en ce moment:
«Ce qu’il y a de mieux à faire ici, c’est que chacun reprenne son bien; et, comme on dit: ce que Dieu t’a donné, que saint Pierre le bénisse.»
Alors, un des quatre domestiques s’approchant:
«Si ce n’est pas, dit-il, un tour fait à plaisir, je ne puis me persuader que des hommes d’aussi sage entendement que le sont ou le paraissent tous ceux qui se trouvent ici, osent bien dire et affirmer que cela n’est point un bât ni ceci un plat à barbe. Mais comme je vois qu’on l’affirme et qu’on le prétend, je m’imagine qu’il y a quelque mystère dans cet entêtement à dire une chose si opposée à ce que nous démontrent la vérité et l’expérience même. Car je jure bien (et son jurement était à pleine bouche) que tous ceux qui vivent dans le monde à l’heure qu’il est ne me feraient pas confesser que cela est autre chose qu’un plat à barbe de barbier, et ceci un bât d’âne.