Le curé prit le mandat, et reconnut qu’effectivement l’archer disait vrai, et que le signalement s’appliquait à don Quichotte. Quand celui-ci se vit maltraiter par ce coquin de manant, enflammé de colère au point que les os du corps lui craquaient, il saisit du mieux qu’il put, avec ses deux mains, l’archer à la gorge, lequel, si ses camarades ne l’eussent secouru, aurait plutôt laissé la vie que don Quichotte n’eût lâché prise.
L’hôtelier, qui devait forcément donner assistance à ceux de son office, accourut aussitôt leur prêter main-forte. L’hôtesse, en voyant de nouveau son mari fourré dans les querelles, jeta de nouveau les hauts cris, et ce bruit lui amena Maritornes et sa fille, qui l’aidèrent à demander le secours du ciel et de tous ceux qui se trouvaient là. Sancho s’écria, à la vue de ce qui se passait:
«Vive le seigneur! rien de plus vrai que ce que dit mon maître des enchantements de ce château, car il est impossible d’y vivre une heure en paix.»
Don Fernand sépara l’archer de don Quichotte, et, fort à la satisfaction de tous deux, il leur fit mutuellement lâcher prise, car ils accrochaient les ongles de toute leur force, l’un dans le collet du pourpoint de l’autre, et l’autre à la gorge du premier. Mais toutefois la quadrille des archers ne cessait de réclamer leur détenu; ils criaient qu’on le leur livrât pieds et poings liés, puisque ainsi l’exigeait le service du roi et de la Sainte-Hermandad, au nom desquels ils demandaient secours et main-forte pour arrêter ce brigand, ce voleur de grands chemins et de petits sentiers. Don Quichotte souriait dédaigneusement à ces propos, et, gardant toute sa gravité, il se contenta de répondre:
«Approchez, venez ici, canaille mal née et mal-apprise. Rendre la liberté à ceux qu’on tient à la chaîne, délivrer les prisonniers, relever ceux qui sont à terre, secourir les misérables et soulager les nécessiteux, c’est là ce que vous appelez voler sur les grands chemins! Ah! race infâme, race indigne, par la bassesse de votre intelligence, que le ciel vous révèle la valeur que renferme en soi la chevalerie errante, et vous laisse seulement comprendre le péché que vous commettez en refusant votre respect à la présence, que dis-je, à l’ombre de tout chevalier errant! Venez ici, larrons en quadrilles plutôt qu’archers de maréchaussée, détrousseurs de passants avec licence de la Sainte-Hermandad; dites-moi, quel est donc l’ignorant qui a signé un mandat d’arrêt contre un chevalier tel que moi? Qui ne sait pas que les chevaliers errants sont hors de toute juridiction criminelle, qu’ils n’ont de loi que leur épée, de règlements que leurs prouesses, de code souverain que leur volonté? Quel est donc l’imbécile, dis-je encore, qui peut ignorer qu’aucunes lettres de noblesse ne confèrent autant d’immunités et de privilèges que n’en acquiert un chevalier errant le jour où il est armé chevalier et s’adonne au dur exercice de la chevalerie? Quel chevalier errant a jamais payé gabelle, corvées, dîmes, octrois, douanes, chaîne de route ou bac de rivière? Quel tailleur lui a demandé la façon d’un habit? Quel châtelain, l’ayant recueilli dans son château, lui a fait payer l’écot de la couchée? Quel roi ne l’a fait asseoir à sa table? Quelle demoiselle ne s’est éprise de lui, et ne lui a livré, avec soumission, le trésor de ses charmes? Enfin, quel chevalier errant vit-on, voit-on et verra-t-on jamais dans le monde, qui n’ait assez de force et de courage pour donner à lui seul quatre cents coups de bâton à quatre cents archers en quadrilles qui oseraient lui tenir tête?»
Chapitre XLVI
De la notable aventure des archers de la Sainte-Hermandad, et de la grande férocité de notre bon ami don Quichotte [266]
Tandis que don Quichotte débitait cette harangue, le curé s’occupait à faire entendre aux archers que don Quichotte avait l’esprit à l’envers, comme ils le voyaient bien à ses paroles et à ses œuvres, et qu’ainsi rien ne les obligeait à pousser plus loin l’affaire, puisque, parvinssent-ils à le prendre et à l’emmener, il faudrait bien incontinent le relâcher en qualité de fou. Mais l’homme au mandat répondit que ce n’était point à lui à juger de la folie de don Quichotte; qu’il devait seulement exécuter ce que lui commandaient ses supérieurs, et que, le fou une fois arrêté, on pourrait le relâcher trois cents autres fois.
«Néanmoins, reprit le curé, ce n’est pas cette fois-ci que vous devez l’emmener, et, si je ne me trompe, il n’est pas d’humeur à se laisser faire.»
Finalement, le curé sut leur parler et les persuader si bien, et don Quichotte sut faire tant d’extravagances, que les archers auraient été plus fous que lui s’ils n’eussent reconnu sa folie. Ils prirent donc le parti de s’apaiser, et se firent même médiateurs entre le barbier et Sancho Panza, qui continuaient encore leur querelle avec une implacable rancune. À la fin, comme membres de la justice, ils arrangèrent le procès en amiables compositeurs, de telle façon que les deux parties restèrent satisfaites, sinon complètement, du moins en quelque chose, car il fut décidé que l’échange des bâts aurait lieu, mais non celui des sangles et des licous. Quant à l’affaire de l’armet de Mambrin, le curé, en grande cachette et sans que don Quichotte s’en aperçût, donna huit réaux du plat à barbe, et le barbier lui en fit un récépissé en bonne forme, par lequel il promettait de renoncer à toute réclamation, pour le présent et dans les siècles des siècles, amen.
Une fois ces deux querelles apaisées (c’étaient les plus envenimées et les plus importantes), il ne restait plus qu’à obtenir des valets de don Luis que trois d’entre eux s’en retournassent, et que l’autre demeurât pour accompagner leur maître où don Fernand voudrait l’emmener. Mais le destin moins rigoureux et la fortune plus propice, ayant commencé de prendre parti pour les amants et les braves de l’hôtellerie, voulurent mener la chose à bonne fin. Les valets de don Luis se résignèrent à tout ce qu’il voulut, ce qui donna tant de joie à doña Clara, que personne ne l’aurait alors regardée au visage sans y lire l’allégresse de son âme. Zoraïde, sans comprendre parfaitement tous les événements qui se passaient sous ses yeux, s’attristait ou se réjouissait suivant ce qu’elle observait sur les traits de chacun, et notamment de son capitaine espagnol, sur qui elle avait les yeux fixés et l’âme attachée. Pour l’hôtelier, auquel n’avaient point échappé le cadeau et la récompense qu’avait reçus le barbier, il réclama l’écot de don Quichotte, ainsi que le dommage de ses outres et la perte de son vin, jurant que ni Rossinante ni l’âne de Sancho ne sortiraient de l’hôtellerie qu’on ne lui eût tout payé, jusqu’à la dernière obole. Tout cela fut encore arrangé par le curé, et payé par don Fernand, bien que l’auditeur en eût aussi offert le payement de fort bonne grâce. Enfin la paix et la tranquillité furent si complètement rétablies, que l’hôtellerie ne ressemblait plus, comme l’avait dit don Quichotte, à la discorde du camp d’Agramant, mais à la paix universelle du règne d’Octavien, et la commune opinion fut qu’il fallait en rendre grâces aux bonnes intentions du curé, secondées par sa haute éloquence, ainsi qu’à l’incomparable libéralité de don Fernand.
Quand don Quichotte se vit ainsi libre et débarrassé de toutes ces querelles, tant de son écuyer que des siennes propres, il lui sembla qu’il était temps de poursuivre son voyage et de mettre fin à cette grande aventure, pour laquelle il fut appelé et élu. Il alla donc, avec une ferme résolution, plier les genoux devant Dorothée, qui ne voulut pas lui laisser dire un mot jusqu’à ce qu’il se fût relevé. Pour lui obéir, il se tint debout et lui dit: