«C’est un commun adage, ô belle princesse, que la diligence est la mère de la bonne fortune; et l’expérience a montré, en des cas nombreux et graves, que l’empressement du plaideur mène à bonne fin le procès douteux. Mais en aucune chose cette vérité n’éclate mieux que dans celle de la guerre, où la célérité et la promptitude, prévenant les desseins de l’ennemi, remportent la victoire, avant même qu’il se soit mis en défense. Tout ce que je dis là, haute et précieuse dame, c’est parce qu’il me semble que notre séjour dans ce château n’est plus d’aucune utilité, tandis qu’il pourrait nous devenir si nuisible, que nous eussions quelque jour à nous en repentir; car, enfin, qui sait si, par le moyen d’habiles espions, votre ennemi le géant n’aura point appris que je vais l’exterminer, et s’il n’aura pu, favorisé par le temps que nous lui laissons, se fortifier dans quelque citadelle inexpugnable, contre laquelle ne prévaudront ni mes poursuites ni la force de mon infatigable bras? Ainsi donc, princesse, prévenons, comme je l’ai dit, ses desseins par notre diligence, et partons incontinent à la bonne aventure, car Votre Grandeur ne tardera pas plus à l’avoir telle qu’elle la désire, que je ne tarderai à me trouver en face de votre ennemi.»
Don Quichotte se tut à ces mots, et attendit gravement la réponse de la belle infante. Celle-ci, prenant des airs de princesse accommodés au style de don Quichotte, lui répondit en ces termes:
«Je vous rends grâces, seigneur chevalier, du désir que vous montrez de me prêter faveur en ma grande affliction; c’est agir en chevalier auquel il appartient de protéger les orphelins et de secourir les nécessiteux. Et plaise au ciel que notre commun souhait s’accomplisse, pour que vous confessiez qu’il y a dans le monde des femmes reconnaissantes! Quant à mon départ, qu’il ait lieu, sur-le-champ, car je n’ai de volonté que la vôtre. Disposez de moi selon votre bon plaisir; celle qui vous a remis une fois la défense de sa personne, et qui a confié à votre bras la restauration de ses droits royaux, ne peut vouloir aller contre ce qu’ordonne votre prudence.
– À la main de Dieu! s’écria don Quichotte; puisqu’une princesse s’humilie devant moi, je ne veux pas perdre l’occasion de la relever, et de la remettre sur son trône héréditaire. Partons sur-le-champ, car le désir et l’éloignement m’éperonnent, et, comme on dit, le péril est dans le retard. Et puisque le ciel n’a pu créer, ni l’enfer vomir aucun être qui m’épouvante ou m’intimide, selle vite, Sancho, selle Rossinante, ton âne et le palefroi de la reine; prenons congé du châtelain et de ces seigneurs, et quittons ces lieux au plus vite.»
Sancho, qui était présent à toute la scène, s’écria, en hochant la tête de droite et de gauche:
«Ah! seigneur, seigneur, il y a plus de mal au hameau que n’en imagine le bedeau, soit dit sans offenser les honnêtes coiffes.
– Quel mal, interrompit don Quichotte, peut-il y avoir en aucun hameau et dans toutes les villes du monde réunies, qui puisse atteindre ma réputation, manant que tu es?
– Si Votre Grâce se fâche, dit Sancho, je me tairai et me dispenserai de dire ce que je dois lui révéler en bon écuyer, ce que tout bon serviteur doit dire à son maître.
– Dis ce que tu voudras, répondit don Quichotte, pourvu que tes paroles n’aient point pour objet de m’intimider; si tu as peur, fais comme qui tu es: moi, qui suis sans crainte, je ferai comme qui je suis.
– Ce n’est pas cela, par les péchés que j’ai commis devant Dieu! repartit Sancho; ce qu’il y a, c’est que je tiens pour certain et pour dûment vérifié que cette dame, qui se dit être reine du grand royaume de Micomicon, ne l’est pas plus que ma mère. Car si elle était ce qu’elle dit, elle n’irait pas se becquetant avec quelqu’un de la compagnie dès qu’on tourne la tête, et à chaque coin de mur.»
À ce propos de Sancho, Dorothée rougit jusqu’au blanc des yeux: car il était bien vrai que, maintes fois en cachette, son époux don Fernand avait touché avec les lèvres un acompte sur le prix que méritaient ses désirs. Sancho l’avait surprise, et il lui avait paru qu’une telle familiarité était plutôt d’une courtisane que de la reine d’un si grand royaume. Dorothée ne trouva pas un mot à lui répondre, et le laissa continuer:
«Je vous dis cela, seigneur, ajouta-t-il, parce que, à la fin des fins, quand nous aurons fait tant de voyages, quand nous aurons passé de mauvaises nuits et de pires journées, si ce gaillard qui se divertit dans cette hôtellerie vient cueillir le fruit de nos travaux, pour quoi faire, ma foi, me tant dépêcher à seller Rossinante, à bâter le grison et à brider le palefroi? Il vaut mieux rester tranquilles, et que chaque femelle file sa quenouille, et allons-nous-en dîner.»
Miséricorde! quelle effroyable colère ressentit don Quichotte quand il entendit les insolentes paroles de son écuyer! elle fut telle que, lançant des flammes par les yeux, il s’écria d’une voix précipitée et d’une langue que faisait bégayer la rage:
«Ô manant, ô brutal, effronté, impudent, téméraire, calomniateur et blasphémateur! Comment oses-tu prononcer de telles paroles en ma présence et devant ces illustres dames? Comment oses-tu mettre de telles infamies dans ta stupide imagination? Va-t’en loin de moi, monstre de nature, dépositaire de mensonges, réceptacle de fourberies, inventeur de méchancetés, publicateur de sottises, ennemi du respect qu’on doit aux royales personnes; va-t’en, ne parais plus devant moi, sous peine de ma colère.»
En disant cela, il fronça les sourcils, enfla les joues, regarda de travers, frappa la terre du pied droit, signes évidents de la rage qui lui rongeait les entrailles. À ces paroles, à ces gestes furieux, Sancho demeura si atterré, si tremblant, qu’il aurait voulu qu’en cet instant même la terre se fût ouverte sous ses pieds pour l’engloutir. Il ne sut faire autre chose que se retourner bien vite, et s’éloigner de la présence de son courroucé seigneur. Mais la discrète Dorothée, qui connaissait si bien maintenant l’humeur de don Quichotte, dit aussitôt pour calmer sa colère:
«Ne vous fâchez point, seigneur chevalier de la Triste-Figure, des impertinences qu’a dites votre bon écuyer; peut-être ne les a-t-il pas dites sans motif, et l’on ne peut soupçonner sa conscience chrétienne d’avoir porté faux témoignage contre personne. Il faut donc croire, sans conserver le moindre doute à ce sujet, que, puisqu’en ce château, comme vous le dites, seigneur chevalier, toutes choses vont et se passent à la façon des enchantements, il peut bien arriver que Sancho ait vu par cette voie diabolique ce qu’il dit avoir vu de si contraire et de si offensant à ma vertu.
– Par le Dieu tout-puissant! s’écria don Quichotte, je jure que Votre Grandeur a touché le but. Oui, c’est quelque mauvaise vision qui est arrivée à ce pécheur de Sancho, pour lui faire voir ce qu’il était impossible qu’il vît autrement que par des sortilèges. Je connais trop bien la bonté et l’innocence de ce malheureux pour croire qu’il sache porter faux témoignage contre personne.
– Voilà ce qui est et ce qui sera, reprit don Fernand; dès lors, seigneur don Quichotte, vous devez lui pardonner et le rappeler au giron de Votre Grâce, sicut erat in principio, avant que ses maudites visions lui eussent tourné l’esprit.»
Don Quichotte ayant répondu qu’il lui pardonnait, le curé alla quérir Sancho, lequel vint humblement se mettre à genoux devant son maître et lui demander sa main. L’autre se la laissa prendre et baiser, puis il lui donna sa bénédiction, et lui dit: