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Chapitre XLVII

De l’étrange manière dont fut enchanté don Quichotte de la Manche, avec d’autres fameux événements [268]

Lorsque don Quichotte se vit engagé de cette façon et hissé sur la charrette, il se mit à dire:

«J’ai lu bien des histoires de chevaliers errants, de bien graves et de bien authentiques; mais jamais je n’ai lu, ni vu, ni ouï dire qu’on emmenât ainsi les chevaliers enchantés, avec la lenteur que promet le pas de ces paresseux et tardifs animaux. En effet, on a toujours coutume de les emporter par les airs avec une excessive rapidité, enfermés dans quelque nuage obscur, ou portés sur un char de feu, ou montés sur quelque hippogriffe. Mais me voir maintenant emmené sur une charrette à bœufs, vive Dieu! j’en suis tout confus. Néanmoins, peut-être que la chevalerie et les enchantements de nos temps modernes suivent une autre voie que ceux des temps anciens; peut-être aussi, comme je suis nouveau chevalier dans le monde, et le premier qui ait ressuscité la profession déjà oubliée de la chevalerie aventurière, a-t-on nouvellement inventé d’autres espèces d’enchantements et d’autres manières de conduire les enchantés. Que t’en semble, mon fils Sancho?

– Je ne sais trop ce qu’il m’en semble, répondit Sancho, car je n’ai pas tant lu que Votre Grâce dans les écritures errantes; mais, cependant, j’oserais affirmer et jurer que toutes ces visions qui vont et viennent ici autour ne sont pas entièrement catholiques.

– Catholiques, bon Dieu! s’écria don Quichotte; comment seraient-elles catholiques, puisque ce sont autant de démons qui ont pris des corps fantastiques pour venir faire cette belle œuvre, et me mettre dans ce bel état? Et si tu veux t’assurer de cette vérité, touche-les, palpe-les, et tu verras qu’ils n’ont d’autres corps que l’air, et qu’ils ne consistent qu’en l’apparence.

– Pardieu, seigneur, repartit Sancho, je les ai déjà touchés; tenez, ce diable-là, qui se trémousse tant, a le teint frais comme une rose, et une autre propriété bien différente de celle qu’ont les démons: car, à ce que j’ai ouï dire, ils sentent tous la pierre de soufre et d’autres mauvaises odeurs; mais celui-ci sent l’ambre à une demi-lieue.»

Sancho disait cela de don Fernand, qui, en qualité de grand seigneur, devait sentir comme il le disait.

«Que cela ne t’étonne point, ami Sancho, répondit don Quichotte, car je t’avertis que les diables en savent long, et, bien qu’ils portent des odeurs avec eux, par eux-mêmes ils ne sentent rien, car ce sont des esprits, et s’ils sentent, ce ne peut être que de puantes exhalaisons. La raison en est simple: comme, quelque part qu’ils aillent, ils portent l’enfer avec eux, et ne peuvent trouver aucun soulagement à leur supplice; comme, d’un autre côté, une bonne odeur délecte et satisfait, il est impossible qu’ils sentent jamais bon. Et s’il semble, à toi, que ce démon dont tu parles sent l’ambre, c’est que tu te trompes, ou qu’il veut te tromper pour que tu ne le croies pas un démon.»

Tout cet entretien se passait entre le maître et le serviteur. Mais don Fernand et Cardénio, craignant que Sancho ne finît par dépister entièrement leur invention, qu’il flairait déjà de fort près, résolurent de hâter le départ. Appelant à part l’hôtelier, ils lui ordonnèrent de seller Rossinante et de bâter le grison, ce qu’il fit avec diligence. En même temps, le curé faisait marché avec les archers de la Sainte-Hermandad pour qu’ils l’accompagnassent jusqu’à son village, en leur donnant tant par jour. Cardénio attacha aux arçons de la selle de Rossinante, d’un côté l’écu de don Quichotte, et de l’autre son plat à barbe; il ordonna par signes à Sancho de monter sur son âne et de prendre Rossinante par la bride, puis il plaça de chaque côté de la charrette les deux archers avec leurs arquebuses. Mais avant que la charrette se mît en mouvement, l’hôtesse sortit du logis, avec sa fille et Maritornes, pour prendre congé de don Quichotte, dont elles feignaient de pleurer amèrement la disgrâce. Don Quichotte leur dit:

«Ne pleurez pas, mes excellentes dames; tous ces malheurs sont attachés à la profession que j’exerce, et si telles calamités ne m’arrivaient point, je ne me tiendrais pas pour un fameux chevalier errant. En effet, aux chevaliers de faible renom, jamais rien de semblable n’arrive, et il n’y a personne au monde qui se souvienne d’eux; c’est le lot des plus renommés, dont la vertu et la vaillance excitent l’envie de beaucoup de princes et d’autres chevaliers qui s’efforcent, par de mauvaises voies, de perdre les bons. Et cependant la vertu est si puissante, que, par elle seule, et malgré toute la magie qu’a pu savoir son premier inventeur Zoroastre, elle sortira victorieuse de la lutte, et répandra sa lumière dans le monde, comme le soleil la répand dans les cieux. Pardonnez-moi, tout aimables dames, si, par négligence ou par oubli, je vous ai fait quelque offense; car, volontairement et en connaissance de cause, jamais je n’offensai personne. Priez Dieu qu’il me tire de cette prison où m’a enfermé quelque enchanteur malintentionné. Si je me vois libre un jour, je ne laisserai pas sortir de ma mémoire les grâces que vous m’avez faites dans ce château, voulant les reconnaître et les payer de retour comme elles le méritent.»

Pendant que cette scène se passait entre don Quichotte et les dames du château, le curé et le barbier prirent congé de don Fernand et de ses compagnons, du capitaine et de son frère auditeur, et de toutes ces dames, à présent si contentes, notamment de Dorothée et de Luscinde. Ils s’embrassèrent tous, et promirent de se donner mutuellement de leurs nouvelles. Don Fernand indiqua au curé où il devait lui écrire pour l’informer de ce que deviendrait don Quichotte, affirmant que rien ne lui ferait plus de plaisir que de le savoir. Il s’engagea, de son côté, à le tenir au courant de tout ce qu’il croirait devoir lui être agréable, tant de son mariage que du baptême de Zoraïde, de l’aventure de don Luis et du retour de Luscinde chez ses parents. Le curé s’offrit à faire tout ce qui lui était demandé, avec une ponctuelle exactitude. Ils s’embrassèrent de nouveau, et de nouveau échangèrent des offres et des promesses de service.

L’hôte s’approcha du curé, et lui remit quelques papiers qu’il avait, disait-il, trouvés dans la doublure de la malle où s’était rencontrée la nouvelle du Curieux malavisé.

«Leur maître, ajouta-t-il, n’ayant plus reparu, vous pouvez les emporter tous; puisque je ne sais pas lire, ils ne me servent à rien.»

Le curé le remercia, et les ayant aussitôt déroulés, il vit qu’en tête se trouvait écrit le titre suivant: Nouvelle de Rinconété et Cortadillo, d’où il comprit que ce devrait être quelque nouvelle; et, comme celle du Curieux malavisé lui avait semblé bonne, il imagina que celle-ci ne le serait pas moins, car il se pouvait qu’elle fût du même auteur [269]. Il la conserva donc dans le dessein de la lire dès qu’il en aurait l’occasion.

Montant à cheval, ainsi que son ami le barbier, tous deux avec leur masque sur la figure, pour n’être point immédiatement reconnus de don Quichotte, ils se mirent en route à la suite du char à bœufs, dans l’ordre suivant: au premier rang marchait la charrette, conduite par le charretier; de chaque côté, comme on l’a dit, les archers avec leurs arquebuses; Sancho suivait, monté sur son âne, et tirant Rossinante par la bride; enfin, derrière le cortége, venaient le curé et le barbier sur leurs puissantes mules, le visage masqué, la démarche lente et grave, ne cheminant pas plus vite que ne le permettait la tardive allure des bœufs. Don Quichotte se laissait aller, assis dans la cage, les pieds étendus, le dos appuyé sur les barreaux, gardant le même silence et la même immobilité que s’il eût été, non point un homme de chair et d’os, mais une statue de pierre.