– Ce grand-là qui vient ensuite, dit le barbier, s’intitule Trésor de poésies variées [59].
– Si elles étaient moins nombreuses, reprit le curé, elles n’en vaudraient que mieux. Il faut que ce livre soit sarclé, échardonné et débarrassé de quelques bassesses qui nuisent à ses grandeurs. Qu’on le garde pourtant, parce que son auteur est mon ami, et par respect pour ses autres œuvres, plus relevées et plus héroïques.
– Celui-ci, continua le barbier, est le Chansonnier de Lopez Maldonado [60].
– L’auteur de ce livre, répondit le curé, est encore un de mes bons amis. Dans sa bouche, ses vers ravissent ceux qui les entendent, et telle est la suavité de sa voix, que, lorsqu’il les chante, il enchante. Il est un peu long dans les églogues; mais ce qui est bon n’est jamais de trop. Qu’on le mette avec les réservés. Mais quel est le livre qui est tout près?
– C’est la Galatée de Miguel de Cervantès, répondit le barbier.
– Il y a bien des années, reprit le curé, que ce Cervantès est un de mes amis, et je sais qu’il est plus versé dans la connaissance des infortunes que dans celle de la poésie. Son livre ne manque pas d’heureuse invention; mais il propose et ne conclut rien. Attendons la seconde partie qu’il promet [61]; peut-être qu’en se corrigeant il obtiendra tout à fait la miséricorde qu’on lui refuse aujourd’hui. En attendant, seigneur compère, gardez-le reclus en votre logis.
– Très-volontiers, répondit maître Nicolas. En voici trois autres qui viennent ensemble. Ce sont l’Araucana de don Alonzo de Ercilla, l’Austriada de Juan Rufo, juré de Cordoue, et le Monserrate de Cristoval de Viruès, poëte valencien.
– Tous les trois, dit le curé, sont les meilleurs qu’on ait écrits en vers héroïques dans la langue espagnole, et ils peuvent le disputer aux plus fameux d’Italie. Qu’on les garde comme les plus précieux bijoux de poésie que possède l’Espagne. [62]»
Enfin le curé se lassa de manier tant de livres et voulut que, sans plus d’interrogatoire, on jetât tout le reste au feu. Mais le barbier en tenait déjà un ouvert qui s’appelait les Larmes d’Angélique. [63]
«Ah! je verserais les miennes, dit le curé, si j’avais fait brûler un tel livre, car son auteur fut un des fameux poëtes, non-seulement de l’Espagne, mais du monde entier, et il a merveilleusement réussi dans la traduction de quelques fables d’Ovide.»
Chapitre VII
De la seconde sortie de notre bon chevalier don Quichotte de la Manche
On en était là, quand don Quichotte se mit à jeter de grands cris.
«Ici, disait-il, ici, valeureux chevaliers, c’est ici qu’il faut montrer la force de vos bras invincibles, car les gens de la cour emportent tout l’avantage du tournoi.»
Pour accourir à ce tapage, on laissa là l’inventaire des livres qui restaient. Aussi croit-on que sans être entendus ni confrontés, la Caroléa [64] et Léon d’Espagne [65] s’en allèrent au feu avec les Gestes de l’empereur, composés par don Luis de Avila [66], car sans doute ils se trouvaient dans la bibliothèque; et peut-être, si le curé les eût vus, n’auraient-ils point subi ce rigoureux arrêt.
Quand ils arrivèrent auprès de don Quichotte, il avait quitté son lit, et continuait à la fois ses cris et ses extravagances, frappant de tous côtés, d’estoc et de taille, mais aussi éveillé que s’il n’eût jamais dormi. On le prit à bras-le-corps, et par force on le recoucha. Quand il se fut un peu calmé, il se tourna vers le curé pour lui adresser la parole, et lui dit:
«En vérité, seigneur archevêque Turpin, c’est une grande honte que ceux de nous qui nous appelons les douze pairs, nous laissions si bonnement remporter la victoire de ce tournoi aux chevaliers de la cour, après que nous autres, les chevaliers errants, en avons enlevé les prix ces trois jours passés [67].
– Faites silence, seigneur compère, répondit le curé; s’il plaît à Dieu, la chance tournera, et ce qu’on perd aujourd’hui se peut gagner demain; ne vous occupez, pour le moment, que de votre santé, car il me semble que vous devez être harassé et peut-être blessé grièvement.
– Blessé, non, reprit don Quichotte; mais moulu et rompu, cela ne fait pas doute: car ce bâtard de Roland m’a roué de coups avec le tronc d’un chêne, et tout cela de pure jalousie, parce qu’il voit que je suis le seul pour tenir tête à ses fanfaronnades. Mais je ne m’appellerais pas Renaud de Montauban, s’il ne me le payait, quand je sortirai de ce lit, en dépit de tous les enchantements qui le protègent. Quant à présent, qu’on me donne à manger; car c’est ce qui peut me venir de plus à propos, et qu’on laisse à ma charge le soin de ma vengeance.»
On s’empressa d’obéir et de lui apporter à manger; après quoi ils restèrent, lui, encore une fois endormi, et les autres, émerveillés de sa folie.
Cette même nuit, la gouvernante brûla et calcina autant de livres qu’il s’en trouvait dans la basse-cour et dans toute la maison, et tels d’entre eux souffrirent la peine du feu, qui méritaient d’être conservés dans d’éternelles archives. Mais leur mauvais sort et la paresse de l’examinateur ne permirent point qu’ils en échappassent, et ainsi s’accomplit pour eux le proverbe, que souvent le juste paye pour le pécheur.
Un des remèdes qu’imaginèrent pour le moment le curé et le barbier contre la maladie de leur ami, ce fut qu’on murât la porte du cabinet des livres, afin qu’il ne les trouvât plus quand il se lèverait (espérant qu’en ôtant la cause, l’effet cesserait aussi), et qu’on lui dît qu’un enchanteur les avaient emportés, le cabinet et tout ce qu’il y avait dedans; ce qui fut exécuté avec beaucoup de diligence. Deux jours après, don Quichotte se leva, et la première chose qu’il fit fut d’aller voir ses livres. Mais ne trouvant plus le cabinet où il l’avait laissé, il s’en allait le cherchant à droite et à gauche, revenait sans cesse où il avait coutume de rencontrer la porte, en tâtait la place avec les mains, et, sans mot dire, tournait et retournait les yeux de tous côtés. Enfin, au bout d’un long espace de temps, il demanda à la gouvernante où se trouvait le cabinet des livres. La gouvernante, qui était bien stylée sur ce qu’elle devait répondre, lui dit:
«Quel cabinet ou quel rien du tout cherche Votre Grâce? Il n’y a plus de cabinet ni de livres dans cette maison, car le diable lui-même a tout emporté.
– Ce n’était pas le diable, reprit la nièce, mais bien un enchanteur qui est venu sur une nuée, la nuit après que Votre Grâce est partie d’ici, et, mettant pied à terre d’un serpent sur lequel il était à cheval, il entra dans le cabinet, et je ne sais ce qu’il y fit, mais au bout d’un instant il sortit en s’envolant par la toiture, et laissa la maison toute pleine de fumée; et quand nous voulûmes voir ce qu’il laissait de fait, nous ne vîmes plus ni livres, ni chambre. Seulement, nous nous souvenons bien, la gouvernante et moi, qu’au moment de s’envoler, ce méchant vieillard nous cria d’en haut que c’était par une secrète inimitié qu’il portait au maître des livres et du cabinet qu’il faisait dans cette maison le dégât qu’on verrait ensuite. Il ajouta aussi qu’il s’appelait le sage Mugnaton.