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– Freston, il a dû dire [68], reprit don Quichotte.

– Je ne sais, répliqua la gouvernante, s’il s’appelait Freston ou Friton, mais, en tout cas, c’est en ton que finit son nom.

– En effet, continua don Quichotte, c’est un savant enchanteur, mon ennemi mortel, qui m’en veut parce qu’il sait, au moyen de son art et de son grimoire, que je dois, dans la suite des temps, me rencontrer en combat singulier avec un chevalier qu’il favorise, et que je dois aussi le vaincre, sans que sa science puisse en empêcher: c’est pour cela qu’il s’efforce de me causer tous les déplaisirs qu’il peut; mais je l’informe, moi, qu’il ne pourra ni contredire ni éviter ce qu’a ordonné le ciel.

– Qui peut en douter? dit la nièce. Mais, mon seigneur oncle, pourquoi vous mêlez-vous à toutes ces querelles? Ne vaudrait-il pas mieux rester pacifiquement dans sa maison que d’aller par le monde chercher du meilleur pain que celui de froment, sans considérer que bien des gens vont quérir de la laine qui reviennent tondus?

– Ô ma nièce! répondit don Quichotte, que vous êtes peu au courant des choses! avant qu’on me tonde, moi, j’aurai rasé et arraché la barbe à tous ceux qui s’imagineraient me toucher à la pointe d’un seul cheveu.»

Toutes deux se turent, ne voulant pas répliquer davantage, car elles virent que la colère lui montait à la tête.

Le fait est qu’il resta quinze jours dans sa maison, trèscalme et sans donner le moindre indice qu’il voulût recommencer ses premières escapades; pendant lequel temps il eut de fort gracieux entretiens avec ses deux compères, le curé et le barbier, sur ce qu’il prétendait que la chose dont le monde avait le plus besoin c’était de chevaliers errants, et qu’il fallait y ressusciter la chevalerie errante. Quelquefois le curé le contredisait, quelquefois lui cédait aussi; car, à moins d’employer cet artifice, il eût été impossible d’en avoir raison.

Dans ce temps-là, don Quichotte sollicita secrètement un paysan, son voisin, homme de bien (si toutefois on peut donner ce titre à celui qui est pauvre), mais, comme on dit, de peu de plomb dans la cervelle. Finalement il lui conta, lui persuada et lui promit tant de choses, que le pauvre homme se décida à partir avec lui, et à lui servir d’écuyer. Entre autres choses, don Quichotte lui disait qu’il se disposât à le suivre de bonne volonté, parce qu’il pourrait lui arriver telle aventure qu’en un tour de main il gagnât quelque île, dont il le ferait gouverneur sa vie durant. Séduit par ces promesses et d’autres semblables, Sancho Panza (c’était le nom du paysan) planta là sa femme et ses enfants, et s’enrôla pour écuyer de son voisin. Don Quichotte se mit aussitôt en mesure de chercher de l’argent, et, vendant une chose, engageant l’autre, et gaspillant toutes ses affaires, il ramassa une raisonnable somme. Il se pourvut aussi d’une rondache de fer qu’il emprunta d’un de ses amis, et raccommoda du mieux qu’il put sa mauvaise salade brisée; puis il avisa son écuyer Sancho du jour et de l’heure où il pensait se mettre en route, pour que celui-ci se munît également de ce qu’il jugerait le plus nécessaire. Surtout il lui recommanda d’emporter un bissac. L’autre promit qu’il n’y manquerait pas, et ajouta qu’il pensait aussi emmener un très-bon âne qu’il avait, parce qu’il ne se sentait pas fort habile sur l’exercice de la marche à pied. À ce propos de l’âne, don Quichotte réfléchit un peu, cherchant à se rappeler si, par hasard, quelque chevalier errant s’était fait suivre d’un écuyer monté comme au moulin. Mais jamais sa mémoire ne put lui en fournir un seul. Cependant il consentit à lui laisser emmener la bête, se proposant de l’accommoder d’une plus honorable monture dès qu’une occasion se présenterait, c’est-à-dire en enlevant le cheval au premier chevalier discourtois qui se trouverait sur son chemin. Il se pourvut aussi de chemises, et des autres choses qu’il put se procurer, suivant le conseil que lui avait donné l’hôtelier, son parrain.

Tout cela fait et accompli, et, ne prenant congé, ni Panza de sa femme et de ses enfants, ni don Quichotte de sa gouvernante et de sa nièce, un beau soir ils sortirent du pays sans être vus de personne, et ils cheminèrent si bien toute la nuit, qu’au point du jour ils se tinrent pour certains de n’être plus attrapés, quand même on se mettrait à leurs trousses. Sancho Panza s’en allait sur son âne, comme un patriarche, avec son bissac, son outre, et, de plus, une grande envie de se voir déjà gouverneur de l’île que son maître lui avait promise. Don Quichotte prit justement la même direction et le même chemin qu’à sa première sortie, c’est-à-dire à travers la plaine de Montiel, où il cheminait avec moins d’incommodité que la fois passée, car il était fort grand matin, et les rayons du soleil, ne frappant que de biais, ne le gênaient point encore. Sancho Panza dit alors à son maître:

«Que Votre Grâce fasse bien attention, seigneur chevalier errant, de ne point oublier ce que vous m’avez promis au sujet d’une île, car, si grande qu’elle soit, je saurai bien la gouverner.»

À quoi répondit don Quichotte:

«Il faut que tu saches, ami Sancho Panza, que ce fut un usage très-suivi par les anciens chevaliers errants de faire leurs écuyers gouverneurs des îles ou royaumes qu’ils gagnaient, et je suis bien décidé à ce qu’une si louable coutume ne se perde point par ma faute. Je pense au contraire y surpasser tous les autres: car maintes fois, et même le plus souvent, ces chevaliers attendaient que leurs écuyers fussent vieux; c’est quand ceux-ci étaient rassasiés de servir et las de passer de mauvais jours et de plus mauvaises nuits, qu’on leur donnait quelque titre de comte ou pour le moins de marquis [69], avec quelque vallée ou quelque province à l’avenant; mais si nous vivons, toi et moi, il peut bien se faire qu’avant six jours je gagne un royaume fait de telle sorte qu’il en dépende quelques autres, ce qui viendrait tout à point pour te couronner roi d’un de ceux-ci. Et que cela ne t’étonne pas, car il arrive à ces chevaliers des aventures si étranges, d’une façon si peu vue et si peu prévue, que je pourrais facilement te donner encore plus que je ne te promets.

– À ce train-là, répondit Sancho Panza, si, par un de ces miracles que raconte Votre Grâce, j’allais devenir roi, Juana Gutierrez, ma ménagère, ne deviendrait rien moins que reine, et mes enfants infants.

– Qui en doute? répondit don Quichotte.

– Moi, j’en doute, répliqua Sancho; car j’imagine que, quand même Dieu ferait pleuvoir des royaumes sur la terre, aucun ne s’ajusterait bien à la tête de Mari-Gutierrez. Sachez, seigneur, qu’elle ne vaut pas deux deniers pour être reine. Comtesse lui irait mieux; encore serait-ce avec l’aide de Dieu.

– Eh bien! laisses-en le soin à Dieu, Sancho, répondit don Quichotte; il lui donnera ce qui sera le plus à sa convenance, et ne te rapetisse pas l’esprit au point de venir à te contenter d’être moins que gouverneur de province.