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«Ô fleur de la chevalerie, qui as vu trancher d’un seul coup de bâton la carrière de tes ans si bien employés! ô honneur de ton lignage, gloire de la Manche et même du monde entier, lequel, toi lui manquant, va rester plein de malfaiteurs qui ne craindront plus le châtiment de leurs méfaits! ô libéral par-dessus tous les Alexandres, puisque, pour huit mois de service et pas davantage, tu m’avais donné la meilleure île que la mer entoure de ses flots! ô toi, humble avec les superbes et arrogant avec les humbles, affronteur de périls, endureur d’outrages, amoureux sans objet, imitateur des bons, fléau des méchants, ennemi des pervers, enfin, chevalier errant, ce qui est tout ce qu’on peut dire!…»

Aux cris et aux gémissements de Sancho, don Quichotte rouvrit les yeux, et la première parole qu’il prononça fut celle-ci:

«Celui qui vit loin de vous, dulcissime Dulcinée, est sujet à de plus grandes misères. Aide-moi, ami Sancho, à me remettre sur le char enchanté; je ne suis pas en état d’étreindre la selle de Rossinante, car j’ai cette épaule en morceaux.

– C’est ce que je ferai bien volontiers, mon cher seigneur, répondit Sancho; et retournons à notre village, en compagnie de ces messieurs, qui veulent votre bien; là, nous nous préparerons à faire une troisième sortie qui nous donne plus de profit et de réputation.

– Tu parles d’or, Sancho, répliqua don Quichotte: ce sera grande prudence à nous de laisser passer la méchante influence des étoiles qui court en ce moment.»

Le chanoine, le curé et le barbier lui répétèrent à l’envi qu’il ferait très-sagement d’exécuter ce qu’il disait. Quand ils se furent amusés des simplicités de Sancho, ils placèrent don Quichotte sur la charrette, comme il y était auparavant. La procession se remit en ordre, et poursuivit sa marche à l’ermitage; le chevrier prit congé de tout le monde; les archers ne voulurent pas aller plus loin, et le curé leur paya ce qui leur était dû; le chanoine pria le curé de lui faire savoir ce qui arriverait de don Quichotte, s’il guérissait de sa folie, ou s’il y persistait, et, quand il en eut reçu la promesse, il demanda la permission de continuer son voyage. Enfin, toute la troupe se divisa, et chacun s’en alla de son côté, laissant seuls le curé et le barbier, don Quichotte et Sancho Panza, ainsi que le bon Rossinante, qui gardait, à tout ce qu’il voyait faire, la même patience que son maître. Le bouvier attela ses bœufs, arrangea don Quichotte sur une botte de foin, et suivit avec son flegme accoutumé la route que le curé désigna.

Au bout de six jours, ils arrivèrent au village de don Quichotte. C’était au beau milieu de la journée, qui se trouva justement un dimanche, et tous les habitants étaient réunis sur la place que devait traverser la charrette de don Quichotte. Ils accoururent pour voir ce qu’elle renfermait, et, quand ils reconnurent leur compatriote, ils furent étrangement surpris. Un petit garçon courut à toutes jambes porter cette nouvelle à la gouvernante et à la nièce. Il leur dit que leur oncle et seigneur arrivait, maigre, jaune, exténué, étendu sur un tas de foin, dans une charrette à bœufs. Ce fut une pitié d’entendre les cris que jetèrent les deux bonnes dames, les soufflets qu’elles se donnèrent, et les malédictions qu’elles lancèrent de nouveau sur tous ces maudits livres de chevalerie, désespoir qui redoubla quand elles virent entrer don Quichotte par les portes de sa maison.

À la nouvelle du retour de don Quichotte, la femme de Sancho Panza accourut bien vite, car elle savait que son mari était parti pour lui servir d’écuyer. Dès qu’elle vit Sancho, la première question qu’elle lui fit, ce fut si l’âne se portait bien. Sancho répondit que l’âne était mieux portant que le maître.

«Grâces soient rendues à Dieu, s’écria-t-elle, qui m’a fait une si grande faveur! Mais maintenant, ami, contez-moi quelle bonne fortune vous avez tirée de vos fonctions écuyères; quelle jupe à la savoyarde m’apportez-vous? et quels souliers mignons à vos enfants?

– Je n’apporte rien de tout cela, femme, répondit Sancho; mais j’apporte d’autres choses de plus de poids et de considération.

– J’en suis toute ravie, répliqua la femme; montrez-moi vite, cher ami, ces choses de plus de considération et de poids; je les veux voir pour qu’elles réjouissent ce pauvre cœur, qui est resté si triste et si inconsolable tous les siècles de votre absence.

– Vous les verrez à la maison, femme, reprit Panza, et quant à présent, soyez contente: car, si Dieu permet que nous nous mettions une autre fois en voyage pour chercher des aventures, vous me verrez bientôt revenir comte, ou gouverneur d’une île, et non de la première venue, mais de la meilleure qui se puisse rencontrer.

– Que le ciel y consente, mari, répondit la femme, car nous en avons grand besoin. Mais, dites-moi, qu’est-ce que c’est que ça, des îles? Je n’y entends rien.

– Le miel n’est pas pour la bouche de l’âne, répliqua Sancho; au temps venu, tu le verras, femme, et même tu seras bien étonnée de t’entendre appeler Votre Seigneurie par tous tes vassaux.

– Que dites-vous là, Sancho, de vassaux, d’îles et de seigneuries? reprit Juana Panza (ainsi s’appelait la femme de Sancho, non qu’ils fussent parents, mais parce qu’il est d’usage dans la Manche que les femmes prennent le nom de leurs maris [310]).

– Ne te presse pas tant, Juana, de savoir tout cela d’un seul coup. Il suffit que je te dise la vérité, et bouche close. Seulement je veux bien te dire, comme en passant, qu’il n’y a rien pour un homme de plus délectable au monde que d’être l’honnête écuyer d’un chevalier errant chercheur d’aventures. Il est bien vrai que la plupart de celles qu’on trouve ne tournent pas si plaisamment que l’homme voudrait; car, sur un cent que l’on rencontre en chemin, il y en a régulièrement quatre-vingt-dix-neuf qui tournent tout de travers. Je le sais par expérience, puisque, de quelques-unes, je me suis tiré berné, et d’autres moulu; mais, avec tout cela, c’est une jolie chose que d’attendre les aventures, en traversant les montagnes, en fouillant les forêts, en grimpant sur les rochers, en visitant les châteaux, en s’hébergeant dans les hôtelleries, à discrétion, sans payer un maravédi d’écot, pas seulement l’aumône du diable.»

Pendant que ces entretiens occupaient Sancho Panza et Juana Panza sa femme, la gouvernante et la nièce de don Quichotte reçurent le chevalier, le déshabillèrent et l’étendirent dans son antique lit à ramages. Il les regardait avec des yeux hagards, et ne pouvait parvenir à se reconnaître. Le curé chargea la nièce d’avoir grand soin de choyer son oncle; et, lui recommandant d’être sur le qui-vive, de peur qu’il ne leur échappât une autre fois, il lui conta tout ce qu’il avait fallu faire pour le ramener à la maison. Ce fut alors une nouvelle scène. Les deux femmes se remirent à jeter les hauts cris, à répéter leurs malédictions contre les livres de chevalerie, à prier le ciel de confondre au fond de l’abîme les auteurs de tant de mensonges et d’impertinences. Finalement, elles demeurèrent fort inquiètes et fort troublées par la crainte de se voir encore privées de leur oncle et seigneur dès que sa santé serait un peu rétablie; et c’est ce qui arriva justement comme elles l’avaient imaginé.

Mais l’auteur de cette histoire, malgré toute la diligence qu’il a mise à rechercher curieusement les exploits que fit don Quichotte à sa troisième sortie, n’a pu en trouver nulle part le moindre vestige, du moins en des écritures authentiques. Seulement la renommée a conservé dans la mémoire des habitants de la Manche une tradition qui rapporte que, la troisième fois qu’il quitta sa maison, don Quichotte se rendit à Saragosse, où il assista aux fêtes d’un célèbre tournoi qui eut lieu dans cette ville [311], et qu’il lui arriva, en cette occasion, des choses dignes de sa haute valeur et de sa parfaite intelligence. Quant à la manière dont il termina sa vie, l’historien n’en put rien découvrir, et jamais il n’en aurait rien su, si le plus heureux hasard ne lui eût fait rencontrer un vieux médecin qui avait en son pouvoir une caisse de plomb, trouvée, à ce qu’il disait, sous les fondations d’un antique ermitage qu’on abattait pour le rebâtir [312]. Dans cette caisse on avait trouvé quelques parchemins écrits en lettres gothiques, mais en vers castillans, qui rapportaient plusieurs des prouesses de notre chevalier, qui rendaient témoignage de la beauté de Dulcinée du Toboso, de la tournure de Rossinante, de la fidélité de Sancho Panza, et qui faisaient connaître la sépulture de don Quichotte lui-même, avec diverses épitaphes et plusieurs éloges de sa vie et ses mœurs. Les vers qu’on put lire et mettre au net sont ceux que rapporte ici le véridique auteur de cette nouvelle et surprenante histoire. Cet auteur ne demande à ceux qui la liront, en dédommagement de l’immense travail qu’il lui a fallu prendre pour compulser toutes les archives de la Manche avant de la livrer au grand jour de la publicité, rien de plus que de lui accorder autant de crédit que les gens d’esprit en accordent d’habitude aux livres de chevalerie, qui circulent dans ce monde avec tant de faveur. Moyennant ce prix, il se tiendra pour dûment payé et satisfait, tellement qu’il s’enhardira à chercher et à publier d’autres histoires, sinon aussi véritables, au moins d’égale invention et d’aussi gracieux passe-temps [313].