– Ah! pardieu! vous me la donnez belle! s’écria l’hôtelier. Voilà bien de quoi s’étonner, que d’arrêter une roue de moulin! Faites-moi donc le plaisir de lire maintenant ce que j’ai ouï dire de Félix-Mars d’Hyrcanie, qui, d’un seul revers, coupait cinq géants par le milieu du corps, tout de même que s’ils eussent été faits de chair de rave, comme les petits moinillons que font les enfants; et, une autre fois, il attaqua tout seul une très-grande et très-puissante armée, où l’on comptait plus d’un million six cent mille soldats, tous armés de pied en cap, et il vous les tailla en pièces comme si c’eût été des troupeaux de moutons. Et que me direz-vous de ce brave don Cirongilio de Thrace, qui fut si vaillant et si téméraire, comme vous le verrez dans son livre, où l’on raconte qu’un jour, tandis qu’il naviguait sur une rivière, voilà que du milieu de l’eau sort un dragon de feu, et, dès qu’il le voit, don Cirongilio lui saute dessus, et se met à califourchon sur ses épaules écailleuses, et lui serre des deux mains la gorge avec tant de force, que le dragon voyant qu’il allait l’étrangler, n’eut d’autre ressource que de se laisser aller au fond de la rivière, emmenant avec lui le chevalier, qui ne voulut jamais lâcher prise? et, quand ils furent arrivés là-bas au fond, il se trouva dans un grand palais, et dans des jardins si jolis que c’était un délice; et le dragon se changea en un beau vieillard, qui lui dit tant de choses qu’il ne faut qu’ouvrir les oreilles. Allez, allez, seigneur, si vous entendiez lire tout cela, vous deviendriez fou de plaisir; et deux figues, par ma foi, pour ce grand capitaine que vous dites, et pour ce Diégo Garcia.»
Quand Dorothée entendit ce beau discours, elle se pencha vers Cardénio, et lui dit tout bas:
«Il s’en faut peu que notre hôte ne fasse la paire avec don Quichotte.
– C’est ce qui me semble, répondit Cardénio: car, à l’entendre, il tient pour article de foi que tout ce que disent ses livres est arrivé au pied de la lettre, comme ils le racontent, et je défie tous les carmes déchaussés de lui faire croire autre chose.
– Mais prenez garde, frère, répétait cependant le curé, qu’il n’y a jamais eu au monde de Félix-Mars d’Hyrcanie, ni de Cirongilio de Thrace, ni d’autres chevaliers de même trempe, tels que les dépeignent les livres de chevalerie. Tout cela n’est que mensonge et fiction; ce ne sont que des fables inventées par des esprits oisifs, qui les composèrent dans le but que vous dites, celui de faire passer le temps, comme le passent, en les lisant, vos moissonneurs; et je vous jure, en vérité, que jamais il n’y eut de tels chevaliers dans ce monde, et que jamais ils n’y firent de tels exploits ni de telles extravagances.
– À d’autres, s’écria l’hôtelier; trouvez un autre chien pour ronger votre os: est-ce que je ne sais pas où le soulier me blesse, et combien il y a de doigts dans la main? Ne pensez pas me faire avaler de la bouillie, car je ne suis plus au maillot. Vous me la donnez belle, encore une fois, de vouloir me faire accroire que tout ce que disent ces bons livres en lettres moulées n’est qu’extravagance et mensonge, tandis qu’ils sont imprimés avec licence et permission de messieurs du conseil royal! comme si c’étaient des gens capables de laisser imprimer tant de mensonges à la douzaine, tant de batailles et d’enchantements qu’on en perd la tête!
– Mais je vous ai déjà dit, mon ami, répliqua le curé, que tout cela s’écrit pour amuser nos moments perdus; et, de même que, dans les républiques bien organisées, on permet les jeux d’échecs, de paume, de billard, pour occuper ceux qui ne veulent, ne peuvent ou ne doivent point travailler, de même on permet d’imprimer et de vendre de tels livres, parce qu’on suppose qu’il ne se trouvera personne d’assez ignorant et d’assez simple pour croire véritable aucune des histoires qui s’y racontent. Si j’en avais le temps aujourd’hui et un auditoire à propos, je dirais de telles choses sur les romans de chevalerie et ce qui leur manque pour être bons, qu’elles ne seraient peut-être ni sans profit ni même sans plaisir; mais un temps viendra, je l’espère, où je pourrai m’en entendre avec ceux qui peuvent y mettre ordre. En attendant, seigneur hôtelier, croyez à ce que je viens de dire; reprenez vos livres; arrangez-vous de leurs vérités ou de leurs mensonges; et grand bien vous en fasse; Dieu veuille que vous ne clochiez pas du même pied que votre hôte don Quichotte!
– Oh! pour cela, non, répondit l’hôtelier, je ne serai pas assez fou pour me faire chevalier errant; je vois bien que les choses ne se passent point à présent comme elles se passaient alors, quand ces fameux chevaliers couraient, à ce qu’on dit, par le monde.»
Sancho, qui s’était trouvé présent à la dernière partie de cet entretien, demeura tout surpris et tout pensif d’entendre dire que les chevaliers errants n’étaient plus de mode, et que tous les livres de chevalerie n’étaient que sottises et mensonges; aussi se proposa-t-il, au fond de son cœur, d’attendre seulement à quoi aboutirait le voyage actuel de son maître, bien décidé, si l’issue n’en était point aussi heureuse qu’il l’avait imaginé, de retourner à sa femme et à ses enfants, et de reprendre avec eux ses travaux habituels.
Cependant l’hôtelier emportait sa malle et ses livres. Mais le curé lui dit:
«Attendez un peu; je veux voir ce que sont ces papiers écrits d’une si belle main.»
L’hôtelier les tira du coffre, et, les donnant à lire au curé, celui-ci vit qu’ils formaient un cahier de huit feuilles manuscrites, et que, sur la première page, était écrit en grandes lettres le titre suivant: Nouvelle du curieux malavisé. Le curé ayant lu tout bas trois ou quatre lignes:
«En vérité, s’écria-t-il, le titre de cette nouvelle me tente, et j’ai envie de la lire tout entière.
– Votre Révérence fera bien, répondit l’hôtelier, car il faut que vous sachiez que quelques-uns de mes hôtes, qui l’ont lue ici, l’ont trouvée très-agréable, et me l’ont instamment demandée; mais je n’ai jamais voulu la céder, pensant la rendre à celui qui a oublié chez moi cette malle avec les livres et les papiers. Il pourrait se faire que leur maître revînt un beau jour par ici, et, bien qu’assurément les livres me fissent faute, par ma foi, je les lui rendrais, car enfin, quoique hôtelier, je suis chrétien.
– Vous avez grandement raison, mon ami, reprit le curé; mais pourtant si la nouvelle me plaît, vous me la laisserez bien copier?
– Oh! très-volontiers,» répliqua l’hôte.
Pendant cette conversation, Cardénio avait pris la nouvelle, et s’étant mis à lire quelques phrases, il en eut la même opinion que le curé, et le pria de la lire à haute voix pour que tout le monde l’entendît.