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Ne lui dis rien de plus, et je ne veux pas non plus t’en dire davantage. Je te ferai seulement observer que cette seconde partie du Don Quichotte, dont je te fais offrande, est taillée sur le même patron et du même drap que la première. Dans celle-ci, je te donne don Quichotte conduit jusqu’au terme, et finalement mort et enterré, afin que personne ne s’avise de lui dresser de nouveaux actes certificatifs, puisque les anciens sont bien suffisants. Il suffit aussi qu’un honnête homme ait rendu compte de ses discrètes folies, sans que d’autres veuillent encore y mettre les doigts. L’abondance des choses, même bonnes, les déprécie, et la rareté des mauvaises mêmes les fait apprécier en un point. J’oubliais de te dire d’attendre le Persilès, que je suis en train d’achever, et la seconde partie de Galatée [8].

Chapitre I

De la manière dont le curé et le barbier se conduisirent avec don Quichotte au sujet de sa maladie

Cid Hamet Ben-Engéli raconte, dans la seconde partie de cette histoire et troisième sortie de don Quichotte, que le curé et le barbier demeurèrent presque un mois sans le voir, afin de ne pas lui rappeler le souvenir des choses passées. Toutefois, ils ne manquèrent pas de visiter sa nièce et sa gouvernante pour leur recommander de le choyer avec grande attention, de lui donner à manger des confortants et des choses bonnes pour le cœur et le cerveau, desquels, suivant toute apparence, procédait son infirmité. Elles répondirent qu’elles faisaient ainsi et continueraient à faire de même avec tout le soin, toute la bonne volonté possibles: car elles commençaient à s’apercevoir que, par moments, leur seigneur témoignait qu’il avait entièrement recouvré l’usage de son bon sens. Cette nouvelle causa beaucoup de joie aux deux amis, qui crurent avoir eu la plus heureuse idée en le ramenant enchanté sur la charrette à bœufs, comme l’a raconté, dans ses derniers chapitres, la première partie de cette grande autant que ponctuelle histoire. Ils résolurent donc de lui rendre visite et de faire l’expérience de sa guérison, bien qu’ils tinssent pour impossible qu’elle fût complète. Ils se promirent également de ne toucher à aucun point de la chevalerie errante, pour ne pas courir le danger de découdre les points de sa blessure, qui était encore si fraîchement reprise [9].

Ils allèrent enfin le voir, et le trouvèrent assis sur son lit, enveloppé dans une camisole de serge verte et coiffé d’un bonnet de laine rouge de Tolède, avec un visage si sec, si enfumé, qu’il semblait être devenu chair de momie. Don Quichotte leur fit très-bon accueil; et, quand ils s’informèrent de sa santé, il en rendit compte avec beaucoup de sens et d’élégantes expressions. La conversation prit son cours, et l’on vint à parler de ce qu’on appelle raison d’État et modes de gouvernement: l’un réformait cet abus et condamnait celui-là; l’autre corrigeait cette coutume et réprouvait celle-ci: bref, chacun des trois amis devint un nouveau législateur, un Lycurgue moderne, un Solon tout neuf; et, tous ensemble, ils refirent si bien l’État de fond en comble, qu’on eût dit qu’ils l’avaient rapporté à la forge, et l’en avaient retiré tout autre qu’ils ne l’y avaient mis. Don Quichotte parla avec tant d’intelligence et d’esprit sur les diverses matières qu’on traita, que les deux examinateurs furent convaincus qu’il avait recouvré toute sa santé et tout son jugement.

La nièce et la gouvernante étaient présentes à l’entretien, et, pleurant de joie, ne cessaient de rendre grâce à Dieu de ce qu’elles voyaient leur seigneur revenu à une si parfaite intelligence. Mais le curé, changeant son projet primitif, qui était de ne pas toucher à la corde de chevalerie, voulut rendre l’expérience complète, et s’assurer si la guérison de don Quichotte était fausse ou véritable. Il vint donc, de fil en aiguille, à raconter quelques nouvelles qui arrivaient de la capitale. Entre autres choses, il dit qu’on tenait pour certain que le Turc descendait du Bosphore avec une flotte formidable [10]: mais qu’on ignorait encore son dessein, et sur quels rivages devait fondre une si grande tempête. Il ajouta que, dans cette crainte, qui presque chaque année nous tient sur le qui-vive, toute la chrétienté était en armes, et que Sa Majesté avait fait mettre en défense les côtes de Naples, de Sicile et de Malte.

Don Quichotte répondit:

«Sa Majesté agit en prudent capitaine lorsqu’elle met d’avance ses États en sûreté, pour que l’ennemi ne les prenne pas au dépourvu. Mais si Sa Majesté acceptait mon avis, je lui conseillerais une mesure dont elle est certainement, à l’heure qu’il est, bien loin de se douter.»

À peine le curé eut-il entendu ces mots, qu’il dit en lui-même:

«Que Dieu te tende la main, pauvre don Quichotte! il me semble que tu te précipites du faîte élevé de ta folie au profond abîme de ta simplicité.»

Le barbier, qui avait eu la même pensée que son compère, demanda à don Quichotte quelle était cette mesure qu’il serait, à son avis, si utile de prendre.

«Peut-être, ajouta-t-il, sera-t-elle bonne à porter sur la longue liste des impertinentes remontrances qu’on a coutume d’adresser aux princes.

– La mienne, seigneur râpeur de barbes, reprit don Quichotte, ne sera point impertinente, mais fort pertinente, au contraire.

– Je ne le dis pas en ce sens, répliqua le barbier, mais parce que l’expérience prouve que tous ou presque tous les expédients qu’on propose à Sa Majesté sont impossibles ou extravagants, et au détriment du roi ou du royaume.

– Eh bien! répondit don Quichotte, le mien n’est ni impossible ni extravagant: c’est le plus facile, le plus juste et le mieux avisé qui puisse tomber dans la pensée d’aucun inventeur d’expédients. [11]

– Pourquoi Votre Grâce tarde-t-elle à le dire, seigneur don Quichotte? demanda le curé.

– Je ne voudrais pas, répondit don Quichotte, le dire ici à cette heure, et que demain matin il arrivât aux oreilles de messieurs les conseillers du conseil de Castille, de façon qu’un autre reçût les honneurs et le prix de mon travail.

– Quant à moi, dit le barbier, je donne ma parole, tant ici-bas que devant Dieu, de ne répéter ce que va dire Votre Grâce ni à Roi, ni à Roch, ni à nul homme terrestre: serment que j’ai appris dans le romance du curé, lequel avisa le roi du larron qui lui avait volé les cent doubles et sa mule au pas d’amble [12].

– Je ne sais pas l’histoire, répondit don Quichotte: mais je sais que le serment est bon, sachant que le seigneur barbier est homme de bien.

– Quand même il ne le serait pas, reprit le curé, moi je le cautionne, et me porte garant qu’en ce cas il ne parlera pas plus qu’un muet, sous peine de payer l’amende et le dédit.