Il s'arrêta au seuil d'un éboulis qui fermait à demi la galerie et tendit sa lumière fumante aussi loin qu'il put, par une brèche, cherchant parmi les ombres mouvantes des pierres un signe de bonne fin à ses angoisses. Alors il entendit un bruit de pas qui lui sembla venir à sa rencontre, mais il pensa presque aussitôt, oubliant son attente de miracle, que ce ne pouvait être qu'une illusion. Il se retourna et vit s'avancer, sous la voûte, la figure rieuse du bateleur. Le garçon lui dit que l'évêque Gui et le Grand Inquisiteur Novelli l'attendaient dans la salle commune. Il ajouta, hochant sa tête ébouriffée:
– Vous recevez de bien grands personnages, maître Salomon. Assurément, vous n'êtes pas un prisonnier ordinaire.
Ces paroles lui firent du bien. Il était, en effet, un juif considérable. On ne pouvait le traiter comme un truand. Il se dit que Novelli, sans doute, regrettait sa rigueur, et qu'il allait maintenant le reconduire dehors. Il s'imagina sortant de prison, environné d'excuses. Il se sentit un peu renaître et serra la main du jeune homme en balbutiant quelques paroles de gratitude. L'autre n'en comprit pas la raison, mais sembla content de le voir bien disposé à son égard. Il regarda son bonhomme avec un sourire perplexe et une belle envie, soudain, de s'en faire un ami.
Ce bateleur était d'ordinaire un moqueur impénitent, mais dans la situation où il se trouvait, jeté par malchance en ce mauvais lieu où nul ne se préoccupait de lui, et sans espoir d'en sortir si quelque bonne fortune ne l'y venait pas chercher, une pareille alliance pouvait être une aubaine et méritait que l'on flagorne un peu. Il prit donc la torche des mains de Salomon et le guida, le long de la galerie, avec des prévenances exagérées.
– Vous serez bientôt libre, lui dit-il. Tout à l'heure, j'ai entendu Gui de l'Isle se disputer, à votre sujet, avec l'Inquisiteur Novelli, derrière la grille. L'évêque semblait très inquiet et furieux d'avoir Salomon d'Ondes dans sa prison. Par malheur, il n'en va pas de même pour moi. Les juges de Toulouse ont oublié mon existence, et monseigneur Gui n'a jamais su mon nom. On m'appelle Vitalis. On dit parfois: le Troué. Je suis rimeur de petites rognes et détrousseur, à l'occasion, de badauds presque aussi pauvres que moi. Voler un riche m'aurait déjà fait pendre, Dieu garde. J'aurais un corbeau sur l'épaule, à l'heure présente, et point votre bonne main. Maître Salomon, si vous voulez parlez en ma faveur à l'évêque, qui semble vous estimer beaucoup, je jure d'être votre serviteur jusqu'au bout de ma vie, et de ne plus écrire que des chansons d'amour.
Le bateleur dit ces derniers mots à voix basse, car ils arrivaient au seuil de la salle commune. Salomon d'Ondes en fut tant ému que les larmes lui montèrent aux yeux. «S'entendre demander de l'aide quand on se croit un paria, se dit-il, est un des plus doux bienfaits de Dieu.» Il épousseta ses vêtements avant de s'avancer dignement vers ces gens qui l'attendaient. Les prisonniers assis contre la muraille lui firent une escorte de regards envieux. On ouvrit devant lui la grille. Dans le vestibule, il se sentit déjà plus qu'à moitié sauvé de la perdition. Mais la poisse de cette cave était encore pesante sur son dos. Il pensa qu'il venait de goûter l'amertume et le miel de ces leçons que seules donnent les misères de l'ombre. En un soupir, il se promit de méditer comme un livre profond, quand il aurait rebâti sa maison, ce grand moment noir.
L'évêque congédia d'un geste les soldats de garde et le fit asseoir très civilement en face de lui et de son compère Inquisiteur.
– Maître Salomon, lui dit Novelli, je vous apporte le salut de mon oncle Arnaud, à qui je viens de rendre visite dans la chambre où il se meurt. Il vous aime, et m'a demandé de vous dire son grand espoir de vous voir accepter l'amitié de Dieu.
– Monseigneur Arnaud est un homme de beau savoir et de grande bonté, la paix sur lui, répondit Salomon. Dites-lui, quand vous le verrez à nouveau, que je me souviens avec reconnaissance des jours d'été, au pré de l'Oratoire, où il m'enseigna la science des vieux philosophes d'Alexandrie et d'autres bonnes choses qui me nourrissent encore. Il fut un maître indulgent et profond, car il savait faire goûter la vie. S'il n'avait pas été malade, j'aurais cherché refuge auprès de lui, dans le malheur où m'a mis cette foudre qui m'est tombée dessus. Je suis sûr qu'il m'aurait offert ses mains et son bon sourire. Il m'aurait condamné au repos parmi ses livres, point à cette nouvelle pénitence où vous m'avez mis.
– Je vous ai fait conduire ici pour vous garder d'un grand danger, dit Jacques Novelli. Vous alliez quitter Toulouse et retourner à votre vieille vie. Cela ne peut pas être. Le baptême a fait de vous un nouvel homme.
– Dois-je entendre, maître Novelli, que vous ne me permettez pas d'espérer la paix, après la violence très injuste que l'on m'a faite? Aucune pitié ne vous est donc venue, depuis hier?
– Vos souffrances et votre ruine nous contrarient beaucoup, maître Salomon. Cependant, vous êtes entré dans notre famille. Les portes sont maintenant fermées derrière vous. Il vous faut marcher en notre compagnie.
Salomon d'Ondes se détourna lentement de Novelli et regarda l'évêque avec une grande douleur étonnée, appelant des yeux quelque secours, dans le piège où il se sentait à nouveau pris, mais il le vit agacer, tête basse, la fourrure de son manteau sur ses genoux, tout rogneux, vaincu, au bout du regard de Novelli, comme à la pointe d'un couteau. Alors il leva les mains et les posa grandes ouvertes sur sa tête, et sa nuque fléchit, et son dos se courba. Il resta un moment ainsi accablé, comme s'il attendait que la terre noire s'ouvre entre ses pieds, pour s'y enfoncer loin de ces grands personnages, dans des ténèbres tranquilles, inaccessibles. Gui de l'Isle se pencha à son oreille. Salomon détesta son haleine humide et chaude. Il s'écarta de lui, se redressa.
– Si vous vous obstinez dans votre reniement, lui dit l'évêque à voix basse, il vous fera passer pour hérétique, et vous risquerez longtemps de prison.
Salomon lui répondit:
– Voilà quarante-deux ans que je porte cette peau de juif où vous me voyez. En elle sont des siècles d'ancêtres. Je ne suis qu'un souffle du long voyage de ma famille en ce monde. Je porte ses lois, ses misères, ses pensées, ses bonheurs, l'espace d'un souffle, d'une simple vie. Puis-je m'arracher à tout cela sans mourir?
Il était pâle, tout frémissant d'une fureur au bord des lèvres qu'il ne pouvait cracher, ni ravaler. Son regard, sans espoir de miséricorde, se cogna aux murs, aux visages en face de lui. Il s'aperçut que Novelli le guettait comme un chasseur à l'affût, cherchant par où le harponner. Il se redressa.
– Soumettez-vous de bonne grâce, lui dit l'évêque en gémissant impatiemment. Nous ne sommes pas des ogres. Oubliez votre tribu et nous vous accueillerons dans notre Église comme le père fondateur d'une famille nouvelle. N'est-ce pas assez glorieux?
Ils entendirent soudain un fracas de grilles furieusement secouées, derrière eux. Vitalis le bateleur, le front entre deux barreaux, se mit à crier, à belle voix sonnante:
– Soumettez-vous, maître Salomon, vous en aurez de grands avantages, et qui donc vous empêchera de parler à Dieu dans votre patois, au secret de vous? Que diable, messeigneurs, si vous me demandiez, à moi, Vitalis le Troué, de changer de nom, de peau et d'âme pour sortir de cette prison, de bon coeur je vous dirais: dépouillez-moi à votre aise, allégez-moi, et que le vent m'emporte! Vous êtes trop savant, maître Salomon. Votre âme a du ventre, elle vous encombre. Riches de science, riches de viandes se font geignards et grincent pareillement dès que la vie souffle un peu fort sur eux, car l'or de l'esprit alourdit autant que les biens terrestres, parole de sage! Soyez donc pauvre, messire, abandonnez-vous, et la moindre brise vous poussera vers la liberté. Regardez-moi: je ne pèse pas, c'est ma grâce. Veut-on que je fasse le pitre? A votre service, mes maîtres! Que je pleure au pied de la Croix? Voici mes larmes plus grasses et savoureuses que larmes fortunées. Voulez-vous, monseigneur évêque, m'employer à démerder vos seaux, tous les matins? Je le ferai en chantant des cantiques, et vous baiserai les mains pour cette tâche, si vous me l'offrez. Inscrivez sur mon front ce qu'il vous plaira. Rien ne l'encombre: c'est un front de pauvre. Considérez-moi avec assez de hauteur, s'il vous plaît, pour ne point vous préoccuper de ce qui va et vient dans mon esprit. Il est vrai, je l'avoue, que je vous ai maudit sur quelques places publiques. Mais qu'importe? Malédiction de miséreux, poussière! Faisons donc la paix, tous les deux. Je vous jure, si je vous déteste encore, de ne pas le dire à voix haute, et si la tranquillité des pauvres est dans le mépris des puissants, soyez assez bon pour me mépriser fidèlement. Bref, je vous donnerai tous les services, toutes les bonnes paroles que vous voudrez contre la liberté d'aller par les rues de Toulouse et de demander aux gens des nouvelles du temps. Qu'en pensez-vous, monseigneur Gui?
Gui de l'Isle s'était dressé dans un grand élan de fureur, aux premiers éclats de ce discours, mais les mines, grimaces et pirouettes du bateleur le surprirent si fort qu'il en suffoqua avant d'en rire à petites quintes scandalisées, la bouche ouverte et tenant son ventre à deux mains. Novelli écouta Vitalis avec l'amusement distant d'un noble à la parade foraine puis, la tête dans l'escalier, s'en fut appeler les soldats de la garde, car des recoins de la prison, maintenant, montaient de remuants murmures et de brèves paroles à l'adresse du bateleur et de l'évêque, coups d'aiguillons sournois, ricanements violents.