Ils remontèrent ensemble au soleil poussiéreux. Gui de l'Isle, qui détestait se frotter au peuple hors des processions et des grand-messes, s'en fut s'enfermer dans son évêché. Alors Salomon et Vitalis, encore englués d'ombre, titubants, ivres de la lumière de midi, s'en allèrent dans la bousculade des chariots, des portefaix et des matrones criardes s'asperger la figure et boire longuement aux deux jets de la fontaine du Griffoul, au milieu de la place. Après quoi, Vitalis le Troué, le visage ruisselant d'eau, de larmes et de bonheur, serra le juif dans ses bras.
– Je savais que vous me sauveriez, lui dit-il. Dès que je vous ai vu, je vous ai flairé: vous sentiez la liberté. Si vous voulez fuir, il faut partir sur l'heure: vous avez un jour d'avance. Je peux voler une paire de bons chevaux. Je vous les offre. Ainsi, nous serons quittes.
Salomon lui sourit avec une grande affection, et le bateleur comprit qu'il n'avait pas l'intention de quitter la ville.
– Je vois que vous aimez les combats de l'esprit, lui dit-il. Vous n'avez pas assez souffert, sans doute. Les gens de basse famille, comme moi, savent bien qu'il est déraisonnable de respecter la parole donnée à un Inquisiteur. Trahir les puissants est le devoir des pauvres, s'ils veulent vivre dignement.
– A chacun ses armes, répondit Salomon. Nous sommes différents, bonhomme, mais pas autant que tu le crois.
Il eut un drôle d'air de ruse naïve.
– Comptez-vous vraiment croquer le grand Novelli? demanda le bateleur, incrédule.
L'autre lui répondit d'un signe d'assentiment vigoureux qui les fit rire d'aise, tous les deux.
– Je resterai en votre compagnie aussi longtemps que vous voudrez de moi, dit Vitalis.
Il prit sur l'épaule le bagage de son nouveau maître et l'entraîna vers la Juiverie, saluant, comme un prince en parade, suavement, les femmes et les enfants, les ânes, les fenêtres ouvertes et les rayons de soleil au travers des ruelles.
Au soir, Novelli retrouva Stéphanie au couvent. Elle avait fini son labeur de servante et s'apprêtait à monter dans son grenier. Il la retint au seuil de l'escalier. Elle était vêtue d'habits propres, la taille bien ceinte, et chaussée de sabots. Elle lui parut d'une beauté si simple et pure qu'il ne put soutenir son regard. Il lui dit qu'il désirait lui poser d'importantes questions sur les encouragements que Jean le Hongre avait pu recevoir de la reine de France, mais décida presque aussitôt qu'il était fatigué, et remit l'entretien au lendemain. Stéphanie l'écouta, immobile, s'empêtrer dans ses intentions contradictoires, sans dire un mot, sans que tremble l'éclat de ses yeux. Novelli lui souhaita le bonsoir, eut un geste pour la baiser au front, mais n'osa pas. Il rougit et s'en alla en courant presque. Quand il entra dans la bibliothèque, au fond du couloir, elle était encore au pied des marches, et le regardait.
5
Le lendemain matin, l'Inquisiteur Novelli s'en fut de mauvais coeur au Château Narbonnais, où le tribunal ecclésiastique devait entendre un homme obscur accusé d'avoir plusieurs fois succombé au péché de sodomie dans le lit de quelques notables. Frère Guillaume Pélisson s'était chargé d'instruire son procès, et comme à son habitude avait empli plusieurs pages du registre de récits méticuleux à l'excès et de témoignages inutiles. A l'évidence, cet Arnaud de Vergnes (c'était le nom du sodomite) ne méritait pas la peine scrupuleuse que l'on avait prise à faire l'inventaire de sa vie: c'était un criminel de piètre envergure, quoique très odieux. Novelli entra donc dans le parloir de la Viguerie excédé d'avance d'avoir à juger si petitement, et bien décidé à ne point se laisser trop longtemps encombrer l'esprit par les ridicules misères de ce couillon pervers. Il salua à la ronde ses gens, tendit à un moine sa cape tout empreinte de l'air frais du dehors, fit taire les bavardages en quelques coups d'oeil noirs et s'avança vivement, déjà pressé d'en finir, vers la longue table à tréteaux où seule sa cathèdre était encore vide. Deux greffiers accoururent pour lui tendre son siège et l'aider à s'y caler à l'aise. Il s'installa, eut un geste agacé contre un rayon de soleil qui lui venait en plein visage, et ordonna que l'on tire le rideau devant la fenêtre, tandis que frère Pélisson, assis à sa droite, poussait devant lui le registre ouvert avec un maigre sourire de bienvenue. Novelli, qui avait déjà lu les feuillets que l'autre lui désignait du doigt, les parcourut distraitement en se demandant comment ce doux frère grisonnant pouvait être aussi timide et bavarder sur parchemin avec une abondance si ronde et fleurie. Comme il tournait les pages en soupirant et marmonnant de-ci de-là des bribes de lignes, frère Bertrand de Pomiès, à sa gauche, se pencha à son oreille et lui reprocha son retard, d'un ton d'aimable sarcasme. Cet homme jeune et pourtant voûté ne pouvait s'empêcher de grincer, même quand il se voulait amical. Jacques, qui détestait ses manières, lui répondit avec une courtoisie exagérée qu'il avait, avant de venir, visité Salomon d'Ondes dans les décombres de sa boutique, où le juif avait décidé de loger.
– Prenez garde à lui, monseigneur, c'est un rusé, murmura l'autre en confidence.
Novelli haussa les épaules, eut une grimace de dédain et dit, en faisant mine de se replonger dans sa lecture:
– Croyez-vous que je sois naïf, frère Bertrand? Sachez que je le tiens ferme au bout d'une corde très courte, et que je le conduirai où je veux, pour peu que ces procès de basse justice me laissent quelque loisir.
Et frappant des doigts la table, il ordonna que l'on prie, tandis qu'un moine et deux soldats allaient chercher Arnaud de Vergnes.
Quand il entra, poussé devant par les soudards, Novelli, qui ronronnait dévotement, les mains jointes contre le front, ne leva pas tout de suite la tête. Il attendit, surveillant son monde d'un oeil à demi ouvert, que cessent les raclements de pas sur les dalles et que vienne cette sorte de recueillement impitoyable qui suffisait parfois à faire tomber les accusés à genoux, effarés et sanglotants. Un instant, il pensa à ce qu'il devrait dire à Salomon, quand il le reverrait, et se sentit bouillonnant de paroles convaincantes. Puis, contrarié de devoir, pour l'heure, oublier le discours qui lui venait, il poussa un long soupir, laissa tomber sur la table ses mains croisées et regarda Arnaud de Vergnes. L'homme avait bien résisté à l'épreuve du silence. Il ne semblait même pas effrayé: il examinait, autour de lui, vaguement curieux, les gens et les lucarnes. Quand son regard rencontra celui de Novelli, il eut un bref salut de la tête et un sourire de politesse empressée, comme s'il rencontrait un haut personnage de sa connaissance en quelque lieu public. Jacques en fut piqué, et considérant le malandrin avec un intérêt narquois, il ordonna d'un geste à un clerc de s'approcher avec le livre des quatre Évangiles. Alors frère Bertrand de Pomiès récita l'ordinaire formule du serment de vérité. L'accusé, après lui, la répéta, sans arrogance ni servilité, la main droite posée sur la vénérable reliure, puis se signa avec une lenteur de prêtre en regardant les gens du tribunal, un éclat canaille dans l'oeil, attentif à faire remarquer la belle bague, sertie d'une pierre noire, qu'il portait à l'annulaire. Novelli haussa les sourcils, eut un air d'amusement fugace. «La fierté de cet homme est dérisoire, pensa-t-il, mais c'est tout de même de la fierté. Assurément il est aussi courageux que risible et détestable, à moins qu'il ne soit tant accoutumé aux dépravations du monde que rien ne le puisse émouvoir.» Il s'efforça à la sévérité, redressa noblement le dos et dit à voix rude:
– Vous êtes accusé du crime de sodomie. Devant Dieu, êtes-vous coupable?
– Je le suis, répondit Arnaud.
– En quelles circonstances êtes-vous tombé dans ce péché?
Arnaud de Vergnes eut l'air assez content que la parole lui soit enfin donnée. Il gonfla le torse, s'assura sur ses bottes, poussa dans son poing une petite toux nerveuse, et à l'instant où Novelli, redoutant d'interminables et trop complaisantes palabres, remuait impatiemment sur sa cathèdre, il dit:
– Il y a environ deux années, alors que j'étais étudiant en grammaire, le chanoine de Saint-Sernin, qui professait à notre école, me prit par le bras, un jour, au sortir de l'étude, en m'appelant son cher fils, bien que je le connaisse peu à cette époque, et me proposa d'entrer à son service.
Il s'attarda à reprendre haleine, comme le font les bavards soucieux d'exciter les curiosités. Novelli lui demanda si c'était cet ecclésiastique qui l'avait dévoyé.
– Oui, monseigneur, répondit l'autre. J'ai vécu dans sa maison quelques mois de bonheur très studieux et confortable. Il me fit connaître de belles oeuvres latines, outre ces pratiques que je ne savais pas, en ce temps-là, criminelles. Par malheur, cinq semaines avant les dernières Pâques, il mourut, et comme j'avais pris goût à la bonne chère et aux vêtements de bonne coupe, je me mis en quête d'autres bienfaiteurs. J'en connus beaucoup. Aucun, Dieu m'est témoin, ne fut aussi bon que ce chanoine. Autant que je me souvienne d'eux, je veux bien les dénoncer, monseigneur, si vous l'estimez nécessaire.