– Que vous en semble, frère Novelli? Il y a lieu, à mon sens, de condamner cet homme au mur strict, dit-il.
– Il est de bonne famille, répliqua Bertrand de Pomiès. Je suis d'avis de lui faire quelque grâce.
Il avait, dans l'oeil, sa perpétuelle lueur de moquerie méchante, «et pourtant, se dit Novelli, le voilà moins sévère que mon doux Guillaume. Comment connaître le fond des coeurs? Peut-être est-il bon et n'ose pas le montrer. Peut-être aime-t-il le pauvre monde, lui aussi, derrière sa figure de rat». Il lui sourit. L'autre, point accoutumé aux douceurs, rougit et dit, désignant Arnaud de Vergnes d'un coup de menton dédaigneux:
– Il n'est pas hérétique. Il n'est que fou.
Allons, Pomiès était ce qu'il semblait: intelligent et sans pitié. Novelli soupira et regarda Arnaud avec une détestation rageuse. Il était bien le seul combattant, en ce lieu, qui soit digne de son ardeur. L'autre noua ses doigts contre son ventre, se redressa comme s'il attendait la mort et se mit à prier à voix basse.
– Qu'il soit banni de cette ville et que les croix d'infamie soient cousues sur ses vêtements, dit Jacques. Greffiers, rédigez la sentence en bonne forme. Vous me la ferez porter au couvent.
Le verdict ne pouvait être plus clément. Arnaud de Vergnes contempla les clercs, alentour, avec un étonnement rieur mouillé de larmes, puis fit un pas en avant, comme Novelli quittait la table, et lui dit, le regard insupportablement complice et reconnaissant:
– Merci, frère.
– Je ne suis pas ton frère, foutre non, gronda l'autre, passant devant lui en grande hâte furieuse.
Il empoigna son manteau que lui tendait un moine et sortit.
Il s'en fut par la ruelle des Fustiers, parmi les copeaux, les sciures et les bruits de maillets jusqu'à la place des Salins où la jovialité bruyante du peuple dans la bousculade du marché l'allégea très bonnement. Du coup, il se sentit assez de coeur pour aller à nouveau aiguillonner Salomon d'Ondes, qu'il importait de ne pas laisser seul dans sa Juiverie. La longue rue Jouzaigues était encombrée de menuisiers occupés à cheviller des étals neufs, et de maçons qui torchaient les façades de mortier propre et riaient fort quand ils éclaboussaient de glaise les jupons des jeunes bavardes nonchalantes au pied des échelles. Novelli vit de loin le grand juif, près d'une vieille tourelle, au coin d'un carrefour ensoleillé, en conversation avec le rabbin Eliezer et deux autres infidèles qu'il ne connaissait pas, mais leur vêtement médiocre et leurs mains agiles devant les bouches les désignaient à l'évidence comme philosophes. Il en fut contrarié. Sans aucun doute ces diables de lettrés s'échinaient à mettre Salomon en garde contre la foi chrétienne. Il pressa le pas en s'efforçant de ne pas les quitter des yeux, au-delà des embarras de son chemin, pensant avec une grande inquiétude que son homme, sermonné par ces mauvaises gens, était en danger de perdition. Le rabbin aperçut le premier l'Inquisiteur Novelli, dit quelques mots à l'oreille de Salomon, qui se tourna vers la rue où il venait et s'empressa aussitôt à sa rencontre, tandis que les deux autres s'éloignaient en continuant de bavarder passionnément.
– Vos amis ont-ils si peur de moi? demanda Jacques avec un mauvais rire, dès qu'il fut à portée de voix. Vous n'auriez pas dû les laisser s'enfuir ainsi. Nous aurions pu parler ensemble.
Il serra sans chaleur les mains du juif et les tint un moment dans les siennes, regardant au loin, l'air hautain, le rabbin Eliezer qui les observait, planté au milieu du carrefour.
– Pardonnez-leur, répondit Salomon, riant aussi. Ils n'aiment guère fréquenter les gens de votre sorte.
– Je déteste effrayer, dit Novelli.
Il secoua la tête comme pour se défaire d'un fardeau, puis, la relevant:
– Vous ont-ils dit beaucoup de mal de moi?
– Non. Ils m'ont dit du bien de mes pères.
Ils se mirent en chemin, lentement, vers la boutique, Jacques rêvant, le front froissé, et Salomon l'observant à la dérobée.
– Ils s'inquiètent du mal que l'on pourrait me faire, dit-il enfin. Vous aussi, maître Novelli, vous me semblez chagrin.
– Laissez cela, il ne convient pas que je vous charge de mes soucis.
– Pourquoi? Si vous voulez que nous soyons frères, comme vous l'avez dit, vous ne devez pas craindre de vous confier à moi.
Novelli s'arrêta au milieu de la ruelle, croisa les bras, regarda le juif avec un sourire finaud et dit:
– Allons, pauvre homme, croyez-vous vraiment que je sois assez sot pour me laisser prendre à des pièges aussi grossiers? Que feriez-vous de mes chagrins, dites-moi, si je vous les livrais?
Salomon soutint son regard, la tête de côté, un éclat de moquerie discrète dans l'oeil, et ne répondit pas. Alors Jacques le prit par le bras et à nouveau l'entraîna au pas de promenade.
– Sans doute, dit-il, suis-je parfois sujet à des exaltations excessives, et je peux bien vous avouer aussi que je supplie Dieu tous les jours de me faire plus juste et droit que je ne suis, ce qui montre assez que je m'estime peu. Voyez, je ne ruse pas avec vous. Je connais mes faiblesses, elles m'obligent à une grande humilité. Cependant, ne me mésestimez pas, vous vous éviterez bien des peines. Ne comptez pas que je vous abandonne, par lassitude, à vos amis lettrés, ou que vous parviendrez un jour ou l'autre à me prendre en défaut, et à vous échapper de ce poing qui vous tient. Et ne vous obstinez pas à me haïr, c'est inutile. Il est tout à fait vrai que je veux faire de vous mon frère. Vous le serez. J'ai toujours accompli ce que j'avais résolu. Oubliez donc vos calculs de mauvais stratège, ils ne vous seront d'aucun secours.
– Dieu seul commande aux destinées, répondit Salomon, le dos tout à coup voûté. De gré ou de force, monseigneur, je n'obéirai jamais qu'à Sa volonté.
Comme ils arrivaient devant la boutique, Jacques prit à sa ceinture son livre de prières et le tendit au juif en lui conseillant de le lire et de le méditer. Puis, brusquement:
– La paix sur vous, bonhomme, lui dit-il.
Salomon le regarda s'éloigner jusqu'à ce que la vive lumière le prenne au carrefour lointain. Alors Vitalis le Troué, balayant des gravats, apparut au seuil de la maison, et voyant son maître très perplexe et songeur au milieu de la ruelle, il lui demanda si l'Inquisiteur Novelli l'avait menacé.
– Non, non, répondit paisiblement Salomon d'Ondes. Il m'a seulement serré le bras très fort en me disant qu'il ne me lâcherait pas. Mais Dieu merci, son poing tremblait un peu.
Jacques, de retour au couvent, s'en alla droit à la chapelle où n'était que frère Guillaume Pélisson, qui avait coutume de venir se laver là des miasmes hérétiques après chaque tenue du tribunal d'Inquisition. Il s'agenouilla près de lui, dans la pénombre. L'autre sortit à peine de son recueillement pour lui sourire, mais le visage de son compagnon le surprit: il le vit si tourmenté que sa prière en fut troublée. Il le surveilla, l'oeil oblique, jusqu'au dernier soupir de ses murmures, se signa. Alors Novelli, qui regardait fixement la croix, le dos droit et les dents serrées, posa la main sur son épaule et lui dit:
– Je crois que j'ai fait preuve d'un indulgence coupable pour Arnaud de Vergnes.
– Que non, monseigneur, murmura Pélisson. Cet homme était un petit criminel, frère Pomiès avait raison, et vous avez bien agi en suivant son avis.
– Vous est-il jamais arrivé de ressentir une sorte de plaisir amoureux à confesser des femmes, frère Guillaume?
– Non, monseigneur. J'avoue n'écouter guère leurs parlotes. Elles sont toutes semblables et m'ennuient beaucoup.
– Moi, j'aime tant les gens que me vient l'envie, parfois, de les serrer dans mes bras, après que je les aie absous.
– Vous êtes jeune et très ardent, monseigneur. Dieu vous garde longtemps ainsi.
– Priez plutôt pour qu'il m'accorde votre sagesse, frère Guillaume. Les paroles de ce Vergnes m'ont bouleversé. J'ai eu le sentiment, en écoutant ses aventures de faux prêtre, de n'être pas plus pur que lui. Et tout à l'heure, par je ne sais quelle folie, le désir m'est venu de me confier à Salomon d'Ondes, qui me déteste, avec autant d'abandon qu'à vous.
– Ne vous effrayez pas de ces doutes et de ces troubles, frère Novelli. Il est parfois douloureux d'être aimant comme vous l'êtes, mais vos passions sont belles, et je suis sûr que Dieu vous chérit. Vous serez un saint homme, un jour.
– Il est de terribles mystères dans nos coeurs, frère Guillaume, de terribles mystères.
Pélisson se courba, croisa les mains contre son front, et Novelli se mit en pareille posture de prière, pensant que le vieil homme en serait content, mais ses lèvres restèrent jointes, et dans son esprit ne vinrent que des figures d'hommes et de femmes qu'il avait condamnés ces derniers temps, et qui n'avaient pas survécu. Ce fut, un instant, comme en un songe: ces âmes qu'il espérait avoir sauvées le regardèrent, impassibles, puis se détournèrent de lui et le laissèrent seul devant une nuit remuante où se perdait un chemin. Il sut alors qu'il lui faudrait bientôt marcher vers ces ténèbres, sans aucune aide de Dieu.
6
Un peu avant l'aube, à l'heure où les moines chantaient matines, un grand rouquin fourbu s'en vint cogner au portail du couvent, dans la ruelle du Colombier, et demanda à voir l'Inquisiteur Novelli. Cet homme, nommé Palhat, arrivait à l'instant d'un voyage éprouvant: Jacques l'avait envoyé à la poursuite de Jean le Hongre, pour l'espionner, après que ce pendard mystique eut quitté Toulouse avec sa troupe. Le frère portier le fit entrer en maugréant dans le jardin. Palhat attendit là un long moment, sous un arbre, écoutant craintivement les voix des moines qui montaient de l'oratoire, dans l'ombre à peine pâle, et tenant une lanterne à hauteur de sa figure pour que son maître le reconnaisse quand il sortirait de l'office. Il était affamé et grelottait misérablement: il avait couru toute la nuit hors du grand chemin, dans la gelée blanche des collines et des traverses forestières, pour informer l'inquisiteur des événements survenus à Castelsarrasin, où les Pastoureaux campaient depuis la veille. Novelli, environné de brume sombre, apparut le premier sous la haute porte voûtée de la chapelle. La tête basse, les mains frileusement enfouies dans les manches, l'esprit encombré de psaumes et de mauvais rêves, il faillit passer sans le voir devant le rouquin à la face éclairée. L'autre lui toucha l'épaule. Jacques sursauta, l'air ahuri, et lui fit signe de le suivre dans la bibliothèque.