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C'est à ce mauvais moment que le viguier vint chercher du secours pour combattre l'incendie de la Juiverie qui menaçait des maisons chrétiennes. Mais voyant, dès le seuil, la violence que l'on faisait au curé, il s'avança d'un pas ferme pour le délivrer, en criant à la garde. Aussitôt quelques bergers du Hongre vinrent à lui, les bâtons en avant, la figure tordue par de menaçantes ivresses. Ils se mirent à l'insulter et à l'assaillir de crachats. Tandis qu'il les repoussait de la botte et du poing en gueulant des jurons, d'autres Pastoureaux, courant parmi les morts que l'on traînait au milieu de l'allée, s'en allèrent fermer le portail à double verrou pour que les soldats ne puissent pas entrer. L'obscurité en fut épaissie, et le viguier, soudain presque aveugle dans la dévastation de l'église, trébuchant aux débris de bois et de statues pêle-mêle fracassés qui encombraient le sol, se trouva bientôt entouré de cris sans visages, harcelé de coups de piques invisibles. Il était haut, large, et de visage très sanguin. Il se mit à mouliner des bras, à défier autour de lui des fantômes fuyants. Les bâtons qui le cernaient s'énervèrent. On le bouscula sournoisement, pour le faire tomber. Dans la lueur d'une torche tout à coup brandie devant sa figure, on vit luire dans son poing un éclair de dague. Mais avant qu'il ait pu frapper l'un des hommes qui l'aiguillonnaient, la boule de feu s'abattit sur sa tête si puissamment qu'une flamme lui resta au milieu du front, comme une corne, et que la résine embrasée ruissela dans ses yeux. Il tomba à genoux, les mains sur la face, en rugissant. Aussitôt des pognes le saisirent aux épaules et le traînèrent, accroupi dans sa douleur et ses hurlements, au pied de la croix où le prêtre était déjà attaché. On les lia ensemble, dos à dos.

Alors Jean le Hongre fit relever l'autel que son cheval avait mis à mal, et se hissa sur cette sainte table. On lui tendit deux torches. Il en prit une dans chaque main, et les bras ouverts comme un crucifié il resta ainsi, immobile et raide, jusqu'à ce que son peuple d'ombres, devant lui, fasse silence. Il était grand, dit Palhat en tremblant encore d'étrange amour, aussi grand et beau qu'une statue vivante, il illuminait la voûte, et pourtant il était pitoyable, il faisait monter dans la gorge des sanglots de tendre misère comme un enfant vaillant au retour de la guerre, avec ses cheveux frisés et ses yeux trop clairs, et sa poitrine maigre dans les déchirures de sa robe de moine, et son épée sans fourreau qui tiraillait la corde qu'il avait autour de la taille. Il était effrayant aussi: par instants, il était pareil à un Christ frotté d'enfer, car la nuit et les lueurs sans cesse mouvantes, entre ses feux tenus, se disputaient son visage.

Quand les derniers bruits de bâtons et raclements de sabots se furent éteints dans les ténèbres de l'église, il parla. D'abord il fut hésitant et sans force comme un errant perdu qui voudrait confesser un amour inexprimable. Puis il s'échauffa, sa voix se raffermit, des paroles douces et mélancoliques lui vinrent aux lèvres et l'on vit son âme, peu à peu, se dépouiller de toute armure, de tout ornement, de toute brume. Alors sa beauté parut plus haute encore, et beaucoup de gens le contemplèrent avec de grands soupirs, le visage extasié, comme si l'homme qui parlait devant eux était pétri de lumière, et non plus de chair.

Il se tut un instant. Puis soudain il appela Dieu avec des paroles si simples, et une familiarité si quotidienne que des femmes rirent en se frottant les yeux, et que Dieu vint chacun le vit dans le regard du Hongre. Il ne fit aucune prière. Il demanda seulement au Créateur de l'accueillir, non point comme un mendiant de Sa pitié, mais comme un fils aimant désireux d'étreindre le grand corps rassurant de son père, et d'accoler sa joue à sa barbe pour se redonner courage. Il rendit compte calmement du sang perdu, des âmes gagnées, des fatigues et des révoltes ramassées en route. Puis il raconta à cette Ombre divine qu'il semblait voir, le ravage que son cheval venait de faire dans l'église. Il lui reprocha, en riant à grands éclats exaltés et déchirants, son indifférence à ce malheur. Il le fit avec une telle force et une confiance si sûre que les gens, dans l'assemblée, courbèrent le dos en gémissant, convaincus que Notre Seigneur était vraiment là, attentif, sous la voûte, parmi les torches qui brûlaient au-dessus des têtes. Enfin il parla au Père céleste du travail prochain, des douceurs lointaines, des méfaits présents, et lui dit que l'espoir manquait aux Pastoureaux autant que le pain, mais qu'Il ne devait pas se préoccuper de leurs misères, parce qu'ils L'aimaient trop pour le vouloir en souci.

Beaucoup de femmes et d'hommes, touchés par sa détresse et la beauté de ses paroles, se mirent à pleurer, et leur rumeur se fit bientôt si houleuse et tourmentée qu'elle imposa silence à Jean le Hongre, sur l'autel où il se tenait. Soudain, les torches lui tombèrent des mains, et l'on ne vit plus que son corps sombre, grandi jusqu'à la voûte par des cierges aux flammes vacillantes que tenaient des hommes à ses pieds. Il resta un moment ainsi, immense et immobile, puis il fit le geste tendre d'embrasser la vaste obscurité, d'apaiser un enfant imaginaire dans ses bras. Le silence revint. Alors les gens entendirent chanter doucement celui qui les berçait. Ils se mirent à fredonner avec lui, et l'air se fit ainsi d'une bonté miraculeuse. Il y eut un instant fragile où toutes les douleurs semblèrent oubliées, toutes les haines futiles, où le tranquille amour du monde parut enfin possible. Mais cela ne dura guère. Voyant son peuple s'en aller vers la paix, le Hongre laissa s'éteindre sa voix, et berçant toujours la nuit dans ses bras, il tourna la tête et se mit à invectiver violemment, à mots brefs et orduriers, les deux pauvres hommes liés à la croix, au fond de la nef. Le chant, dans l'église, en fut excité. Il enfla, se fit sonnant, coléreux, traversé de cris. Tout à coup, Jean le Hongre hurla qu'on lui rende sa soeur, pleura qu'on libère, par pitié, sa bien-aimée Stéphanie, sinon il égorgerait ces notables, qui tentaient lamentablement d'arracher leurs poignets du fût luisant, en se tortillant comme si le feu les grillait. Il ordonna que l'on aille dire ces paroles à Gui de l'Isle et à l'Inquisiteur Novelli: si dans trois jours on n'avait pas obéi à son ordre, il ferait porter à l'évêque de Toulouse les têtes du prêtre et du viguier, suspendues au cou d'un boeuf.

Il parla encore, mais sa voix fut submergée par un grand déferlement d'alléluias, d'imprécations et de danses de piques. A ce moment, la chaleur et la puanteur n'étaient plus supportables dans l'église. Il fallut ouvrir le portail. Des hommes s'en allèrent dire aux soldats postés sur la place que leur viguier était prisonnier, et qu'ils devaient rentrer chez eux. Comme les torches brandies menaçaient leur figure, et que ces gens d'armes étaient en petit nombre, ils s'égayèrent dans la nuit.

– C'est alors, dit Palhat, que je suis parti. Sachez, monseigneur Novelli, que trois garçons de tout jeune âge sont en route pour apporter ces mêmes nouvelles à notre évêque. J'ai vu le Hongre les désigner pour ce travail. Ils se feront passer pour des colporteurs, bien qu'ils soient presque des enfants, de peur qu'on ne les arrête s'ils se disent Pastoureaux. Sachez aussi que Jean le Hongre, avec sa troupe et ses prisonniers, aura quitté Castelsarrasin avant la prochaine nuit, je ne sais pour quelle ville. Sans doute, monseigneur, jugez-vous cet homme très malfaisant. Selon mon sentiment, il est peut-être saint, quoique calamiteux. Si je n'étais pas à votre service, je crois que je l'aurais suivi, car il sait inspirer à ceux qui le fréquentent un si violent désir de Dieu, et une pitié tant amoureuse que j'ai le coeur tout meurtri quand je pense à la mort misérable qui lui viendra bientôt, s'il ne prend pas un autre chemin.

Novelli, assis devant son lutrin, le front dans les mains, sembla s'éveiller quand Palhat eut fini de parler. Il leva la tête mais n'osa pas regarder Stéphanie qui contemplait les flammes dans la cheminée, fixement, en se retenant de pleurer. L'aube grise venue par la fenêtre se mêlait maintenant aux lueurs du feu, des pas résonnaient à l'étage, et des voix dans le couloir. Palhat but encore du lait, à longues goulées bruyantes. Quand il fut rassasié, il écouta ces bruits qui ne lui étaient pas familiers et contempla, l'air craintif, les meubles lisses dans la mélancolie du jour à peine éclos, les livres, puits de paroles inaccessibles, les souillures de boue entre ses pieds, sur le dallage propre. Il eut une grande envie de partir. Il se leva, la main timidement tendue vers la porte. Son maître lui fit signe qu'il pouvait aller. Il sortit sur le bout des sabots, comme l'on quitte la chambre d'un moribond.

Stéphanie le poussa dehors du regard puis se tourna vers Novelli avec, dans l'éclatante obscurité de ses yeux, une sorte de détresse et de confiance débridée. Il en eut une grande chaleur au front, se sentit rougir mais ne baissa pas la tête. Le jour austère et pâle qui les séparait s'effaça, la même tristesse, la même bonté leur vint et les unit. Alors ils découvrirent qu'ils éprouvaient tous deux pour Jean le Hongre une affection de père et mère pour un fils fou, détestable, capable d'abomination, et pourtant pur de faute mortelle comme le sont les pires enfants au regard de ceux qui leur ont donné la vie. Un moment ils restèrent ainsi, chacun se découvrant, se perdant et jouissant en esprit l'un de l'autre. Ils ne virent pas, ainsi abandonnés à leur fièvre innocente, que leurs âmes se baisaient. Quand ils se sentirent nus, il était trop tard: ils tombaient déjà en amour comme dans un gouffre, face à face, les lèvres tremblantes retenant des sanglots profonds. Stéphanie en resta pétrifiée, n'osant bouger de peur de briser la lumière où elle était. Novelli, pareillement ébloui, s'empoigna au col, comme pour s'arracher à sa chute, balbutiant: