– Êtes-vous bien ainsi, oncle Novelli?
– La fenêtre est trop haute, le ciel me tient, gémit le vieil homme. Reste près de moi, Jacques.
Dehors régnait maintenant un silence de grand abandon. On n'entendait plus, sous le bon soleil, que les grincements des moulins désertés. Les gens avaient couru à l'émeute dans les ruelles dévastées où Jean le Hongre, sanglant et bourbeux sur son cheval, devait fendre superbement la foule échauffée, portant haut sa tête dans les cris de haine et de bénédiction, poings et bâtons brandis à hauteur de ses rênes.
Il traînait après lui depuis la Normandie sa troupe d'étranges croisés, fous braves et guenilleux auréolés de lumière visionnaire, convaincus que Dieu les avait choisis, pauvres bergers, pour libérer la Terre sainte dont ils ne savaient rien, sauf qu'elle était au-delà des mers. Ils s'en étaient donc allés droit au sud, armés de croix et de bannières, de cannes ferrées, de hautes piques et de chansons tempétueuses. Mais leur déraisonnable vaillance s'était bientôt délavée dans les pluies et les vents, usée sur des chemins trop longs. Certains avaient compris, en ces temps de fatigue, que Jérusalem était inaccessible, et que l'unique labeur souhaité par le Dieu qu'ils aimaient était de chercher en eux-mêmes la Cité céleste. Ceux-là avaient abandonné la Croisade. Les autres, poussés par un désespoir enragé, avaient continué de marcher. Alors, pour que sa troupe, l'esprit perdu, ne parte pas en lambeaux, Jean le Hongre lui avait donné en pâture des Infidèles à sa misérable mesure: les juifs. Depuis l'Aquitaine, les Pastoureaux, guidés, croyaient-ils, par la pitié divine, entraient aveuglément, à coups de ferrailles et de poings nus, dans les Juiveries qu'ils trouvaient sur leur route, traînaient au baptême tout ce qui portait figure hébraïque et fendaient le crâne de ceux qui renâclaient. En pays agenais, ils avaient ainsi tué une centaine de ces fils d'Israël coupables d'avoir refusé les sacrements chrétiens. Et voilà qu'à Toulouse ils épouvantaient, en ce matin d'avril, de pareilles gens, avec la joie féroce des assassins de grande foi.
Le vieux Novelli chercha sur le drap la main de son neveu, en s'effrayant à petite voix du désordre des rues. Jacques lui répondit, avec un grand désir de l'apaiser, que ces Pastoureaux étaient infréquentables, certes, mais utiles. Ils poussaient les juifs dans le giron du Christ. Était-ce un mal? Sans doute massacraient-ils trop ardemment. Mais Toulouse était une ville forte, sanguine à l'excès. Une bonne saignée ne pouvait être que salubre. Quand ces gens seraient partis, la piété du peuple se trouverait raffermie, plus vive et craintive. Et puis il y aurait bientôt des maisons vendues à bas prix aux alentours de la synagogue, rue Jouzaigues et rue des Sesquières, où des moines nouveaux pourraient loger.
– Novelli, murmura le vieil homme, pourquoi ne t'abandonnes-tu jamais à la pitié? Tu ne sais pas aimer, fils.
– J'aime Dieu et ma mère l'Église, répondit Jacques avec une raideur frémissante. Et je vous aime, vous qui avez vécu si loin de la pauvreté que je désire.
– Je confesse que j'ai longtemps considéré l'or, et les beaux meubles, et les fresques vives aux murs comme nécessaires à mon bonheur, dit tranquillement le vieil homme. Autant que je l'ai pu, j'ai joui de l'ampleur de mes cathédrales, de la beauté de mes bagues, de mes vêtements, et certes, je fus assez simple pour me plaire aux douceurs et aux flatteries que l'on me prodiguait. Mais je crois que ces sortes de faiblesses d'âme sont bénies, car elles font les gens sans méchanceté. Aujourd'hui, si j'avais un peu plus de vie dans la peau, je ne songerais qu'à porter secours à ces juifs dont le malheur me fait peine. Je ne suis pas aussi intelligent que toi, Novelli.
Jacques eut un sourire de pitié et du bout des doigts essuya une traînée de larme luisante sur la joue du vieillard.
– Je suis votre fils, dit-il.
Le cardinal Arnaud renifla, tendit une main lente et blanche vers son neveu penché sur lui. Un instant, dans la demi-pénombre de la chambre, il y eut entre eux un grand désir d'embrassement. Un éclat d'affection tourmentée illumina le regard noir de Jacques, il eut un bref élan, le coeur empli de paroles tendres, mais il ne sut rien dire. Alors ses gestes tombèrent sur le drap, et il baissa la tête.
– Un jour tu aimeras, dit le vieil homme. Un jour ton crâne se fendra. Des paroles d'amour jailliront de toi comme d'une source, et tu seras sauvé.
– Je ne veux que vous faire honneur en servant la justice selon la loi de l'Église, répondit Novelli le Jeune. Les égarements et les plaisirs du coeur ne sont que sottises obscures. Dieu veuille que je n'y succombe pas.
– Moi, j'y ai succombé. J'ai connu des femmes. Elles m'ont fait souffrir, et pour cela, maintenant, je les bénis autant que pour les joies que j'ai eu d'elles.
– Je sais que vous avez sali votre âme. Tout le monde le sait à Toulouse. Dieu vous pardonne, dit Jacques, à nouveau raide.
Il se sentit rougir et se détourna, honteux de la colère confuse qui montait en lui. Ces débauches devaient rester inavouées pour être pardonnables. Arnaud Novelli saisit son neveu par la manche et s'y tint, comme pour une traversée difficile. Il dit, le regard lointain:
– Écoute, fils. Je me souviens de mon premier jour d'amour dans une chambre aussi simple que celle-ci où je me meurs. Il faisait un soleil semblable. C'était l'après-midi, avant vêpres. Quand mon amie se mit nue devant moi et se coucha sur le lit, j'en fus si bouleversé de contentement que je me pris à dire à Dieu: «Toi qui jusqu'ici m'as tenu dans Ta main, laisse-moi aller maintenant, paix sur Toi, et que chacun suive son propre chemin.» Alors Dieu s'est éloigné de moi. A qui ai-je rendu grâces, à cet instant, pour ma délivrance et mon émerveillement? Peut-être à la femme, peut-être aussi à Celui qui me quittait de si bon coeur. Depuis ce jour, je ne me suis jamais soucié de Le retrouver. J'ai vécu. Cela me fut bien suffisant.
Il poussa un long soupir et dit encore, avec une grande anxiété puérile:
– As-tu encore quelque affection pour ton oncle Novelli?
Jacques, agenouillé auprès du lit, resta silencieux, le visage dans les mains. Arnaud enfouit les doigts dans la chevelure vigoureuse de ce seul fils de sa vie, essaya de l'attirer contre sa poitrine. Il l'entendit prier, et cela l'irrita. Il empoigna sa tignasse et le força à relever la tête. Il dit:
– N'oublie pas de vivre, Novelli. Je te laisse en héritage une charge d'évêque et la jouissance de l'abbaye de Fontfroide. Si tu sais cultiver mes amis et flatter rondement le pape, tu seras bientôt cardinal.
– Je suis Inquisiteur, cela me suffit. C'est un lourd fardeau.
– Il t'écrasera si tu n'y prends garde.
Arnaud Novelli s'enfonça dans son lit en geignant. Son vieux corps n'était plus qu'un sac de douleurs. Jacques l'aida, maladroit, mal aimant. Comme leurs visages se joignaient, le vieillard lui demanda à voix basse:
– Me condamnerais-tu pour les paroles de mécréant que j'ai dites tout à l'heure, si je n'étais pas un prélat moribond?
– Ayez pitié, père Novelli, vous me torturez.
– Embrasse-moi. Que l'amour te prenne. Que la vie te garde. J'ai peur pour toi.
Novelli le Jeune abandonna sa raideur et obéit aux bras tendus. Frère Bernard Lallemand les trouva ainsi: étreints étroitement sur le lit et silencieux dans le rayon de soleil qui trouait la pénombre.
Les nouvelles qu'il apportait n'étaient pas bonnes. Le Hongre avait mené sa troupe jusqu'à la cathédrale Saint-Étienne et haranguait maintenant le peuple de Toulouse assemblé sur la place. Frère Bernard était resté un grand moment à l'écouter. Ce fou trop éloquent avait raillé durement les gens d'Église coupables, selon sa grande gueule, de traiter les assassins du Christ avec une mollesse vicieuse. Il avait osé singer, comme un bateleur très insolent, l'évêque Gui de l'Isle et l'Inquisiteur Novelli, imitant leur voix, la figure grotesquement tordue, et représentant ces hautes gens les mains crochues sur l'or des infidèles et le dos rond pour baiser leurs ongles luisants. La populace avait ricané à ses grimaces. Il s'était aussi égosillé contre la Juiverie avec une exaltation si fanatique que la foule, la bouche pleine d'obscénités sanglantes et de paroles de mort, s'était mise à gesticuler follement autour de la fontaine où il était perché. Frère Bernard, à grandes ruades et coups de coude, avait pu se frayer un chemin dans cette effrayante ivresse et entrer dans la cathédrale où quelques dizaines de juifs étaient enfermés. Ceux-là avaient préféré le baptême à la mort. Le moine les avait trouvés épouvantés et se lamentant sous les voûtes sonores comme une cohorte de morts dans l'ombre du purgatoire. Il s'était scandalisé de voir des prêtres administrer le sacrement du baptême à ces pauvres gens qu'il avait fallu tenir de force agenouillés, avant de les rendre l'un après l'autre au soleil tumultueux de la place, où plus d'un était tombé sanglant sous les bâtons et les coups de poing, bien qu'ils fussent chrétiens désormais, et protégés par une escorte de clercs et d'hommes d'armes du viguier.
Jacques Novelli écouta le récit cahotant de son humble acolyte avec un grand agacement, jusqu'à ce qu'une bonne nouvelle, dans ce fatras de foutreries, allume son oeiclass="underline" la soeur de Jean le Hongre était de ces quelques Pastoureaux qui n'avaient pu franchir l'enceinte de la ville et que l'on avait conduits, dans des charrettes bâchées, à la prison du Château Narbonnais. Selon les soldats, qui avaient sans doute laissé traîner sur elle leurs pognes en liant ses poignets, il y avait, dans le regard de cette fille, de la haine sorcière, effrayante et douloureuse. Mais on disait aussi qu'elle savait parler avec une douceur si fière à ses compagnons que tous la vénéraient comme une amante sainte. Elle s'appelait Stéphanie. Novelli pensa qu'il pourrait aisément se servir d'elle pour maintenir son frère dans la bonne voie des assassinats raisonnables. Il connaissait un peu le Hongre et sa soeur par un espion qu'il avait envoyé à leur rencontre, en Aquitaine. Ces deux jeunes gens ne s'étaient jamais quittés depuis leur naissance et s'entraînaient souvent l'un l'autre dans des palabres et des rires torrentueux où nul n'était admis à les suivre. En ces instants où ils divaguaient ensemble, ils semblaient jouir d'un bonheur inviolable. Ils s'aimaient d'amour excessif. Peut-être même étaient-ils incestueux. «Quand le Hongre saura sa Stéphanie en prison, se dit Novelli, le coeur vivace, il perdra de son arrogance et viendra se soumettre à notre volonté. Il faut que je parle à cet emballé.»