A la porte du jardin, frère Bernard fit halte et bafouilla, en désignant à son maître la lumière dorée du crépuscule, son intention de l'abandonner là. Par le battant entrebâillé, Novelli aperçut un homme, sous un vaste feuillage, qui s'occupait à tailler quelque gravure sur un tronc d'arbre, de la pointe d'un couteau. Il reconnut Vitalis, le nouveau serviteur de Salomon d'Ondes. Il retint frère Bernard par la manche et lui demanda d'un ton rude ce que faisait là ce malandrin. L'autre lui répondit:
– Nous sommes bons amis. Nous aimons converser ensemble, comme vous le faites avec le juif, des choses divines, des bontés et des douleurs de la vie. Parfois, il parle comme en songe. Il me fait rire: il prétend que Dieu est le rêve des pauvres, et le diable la folie des puissants. J'essaie de le convaincre qu'il se trompe, mais il est un parleur habile. Il m'apprend aussi des chansons, des jongleries, et je lui lis les paraboles des Évangiles, qu'il écoute avec de grands soupirs de bonheur. Nous passons du bon temps.
Vitalis, apercevant les deux hommes sur le seuil, était venu vers eux, nonchalamment. Il salua l'inquisiteur avec un grand respect, et son ordinaire insolence railleuse dans le regard. Comme il restait exagérément courbé devant lui, Novelli l'empoigna par les cheveux et lui demanda si Salomon était retourné à la synagogue depuis sa sortie de prison.
– Non, Dieu garde, dit l'autre. Il est prudent.
Frère Bernard regarda son maître, le vit satisfait de la réponse et sourit, tout benêt, en désignant le bateleur, l'air de dire: «Voyez vous-même, n'est-il pas bon compagnon?» Mais Novelli repoussa son encombrant compère, prit le jeune homme par l'épaule et voulut savoir en confidence si, par bonne fortune, il n'avait pas entendu le juif, ces jours derniers, confier à quelque connaissance ses pensées, ses vrais désirs, ses doutes. Vitalis lui répondit, la mine malicieuse:
– Non, monseigneur, il est prudent, vous dis-je.
– A-t-il peur de moi? Ne mens pas, mauvais drôle, gronda Novelli, retenant la colère qui lui montait en tête.
Il rougit aussitôt, percé au coeur par le rire du maroufle.
– Non, monseigneur, non, et c'est de bon augure, car si messire Salomon d'Ondes était peureux, son âme serait un mauvais jardin, ne croyez-vous pas? En vérité, il est content de vous. Je l'ai entendu, il y a peu, parler de son ami l'Inquisiteur Novelli avec une affection très paternelle. Il vous trouve ardent et vulnérable, ce sont ses propres mots. Je crois qu'il est soucieux de ne pas vous faire de peine.
Il y eut un instant de silence accablant, puis frère Bernard s'agita, poussa Vitalis vers les arbres du jardin, d'une bourrade, en le talochant pour tenter d'adoucir le redoutable regard de son Jacques, qui le mortifiait.
– Où est-il, ce bon père? dit enfin Novelli, en grimaçant de la bouche comme s'il salivait du fiel.
Frère Bernard lui répondit qu'il attendait au parloir, puis s'empressa lourdement à la poursuite de Vitalis. Ils s'éloignèrent sur le sentier qui conduisait à la chapelle, se tiraillant et se bousculant comme deux bouffons en parade.
Ainsi ce péteux de juif osait se répandre en commisérations indulgentes sur le Grand Inquisiteur de Toulouse, un nigaud fragile qu'il condescendait à entendre, mais qui ne l'effrayait pas plus qu'un oisillon. Ainsi ce sournois le méprisait. Novelli ricana avec une aigreur de mégère, pensant aux bontés qu'il avait eues pour ce faux ami de son oncle. Il avait fait preuve de mollesse. Il aurait dû le laisser croupir en prison stricte, comme un hérétique, les poings pendus aux chaînes. Aurait-il fait le fier si l'Inquisiteur Novelli n'avait pas eu pitié de lui? Aurait-il eu le front de dénigrer les enseignements de l'Église comme il faisait sans doute, en compagnie d'obscurs complices, dans la fumée de ses chandelles puantes, la face tordue par des moues dédaigneuses de philosophe arabe? Misère de Dieu, comment ce vieux fou d'Arnaud avait-il pu aimer pareil hypocrite?
Avant d'entrer dans le parloir, il se recueillit un moment dans l'ombre du seuil et s'efforça de se composer un maintien d'homme digne. Ardent, soit, il l'était. Mais point vulnérable, foutredieu. Quand il eut avalé sa colère il poussa la porte et s'avança, d'un pas bien assuré, dans la vaste pièce. Salomon d'Ondes, assis au fin bout de la table, lisait un livre de psaumes dans la lumière d'une bougie. Voyant l'Inquisiteur venir à lui, il eut un bon sourire puis se pencha à nouveau sur les feuillets de parchemin et dit, levant l'index:
– Écoutez cette belle parole qui me vient à l'instant sous les yeux: «J'ai veillé, et je suis devenu comme un passereau solitaire sur le toit.» Psaume cent un. La paix sur vous, monseigneur, la paix sur vous.
Il se leva pour serrer les mains de Novelli puis se rassit en soupirant, disant encore:
– Je me sens comme celui qui parle ainsi. Je veille, je pense, je médite, et plus je vais dans cette sagesse sacrée qui nous occupe tous les deux, plus le monde me devient étranger. J'aime le peuple des rues, maître Novelli, je l'aime chaudement, et pourtant, comme il m'est lointain! Savez-vous que j'ai souvent l'envie de me mêler aux bavardages, sous les porches, de criailler avec les femmes, de rire et de parler de sottises, comme elles font? Mais les mots qu'il me faudrait pour être un instant heureux avec elles ne me viennent pas, et je passe sans rien dire. Solitude de l'oiseau, monseigneur, mélancolie de ceux qui lisent!
Il se tut, voyant la mine terriblement renfrognée de Novelli, et lui tendit le livre, l'air bienveillant, comme l'on offre du pain. L'autre garda les mains posées sur la table et dit, contemplant le bout de ses doigts:
– Maître Salomon, je ne goûte guère ces vulgarités de carrefour qui semblent vous plaire si fort, pardonnez-m'en. Seule me préoccupe l'urgente nécessité de nourrir votre âme, et de sauver votre insouciante personne de la dure prison qui vous menacera bientôt, si vous persistez à faire l'oiseau.
– Vous semblez tout à coup me détester, monseigneur, répondit Salomon avec une douceur craintive. Pourquoi? Vous ai-je fait quelque peine?
Novelli s'agita sur son tabouret, remua l'air d'un revers de main.
– Que vous importent mes humeurs? Je crois savoir que vous ne les redoutez pas. Mieux vaut, pourtant, ne point les aiguiser. Parlons de Dieu, s'il vous plaît.
– Parlons de Dieu, maître Novelli. Cherchons ensemble les fruits de sa bonté et le vent, peut-être, tournera.
Il eut un sourire de paix offerte. Novelli baissa les yeux, pensant: «Ce jean-foutre veut me séduire. Il me croit assez sot pour tomber dans sa poche.» A nouveau il regarda Salomon. Cet homme ne ressemblait pas aux paroles du bateleur. Se pouvait-il que Vitalis, tout à l'heure, l'ait entortillé, lui ait menti, par pure malice? Il dit, la voix hésitante et l'air faussement distant:
– Maître Salomon, croyez-vous que je sois vulnérable?
– Vous l'êtes, maître Novelli, malgré vos airs de grand couteau, vous l'êtes, et je vous estime pour cela. Vous me semblez peu raisonnable, et c'est heureux, car la raison est une armure que les choses divines ne peuvent traverser. Vous, je sens bien que le souffle de Dieu vous fouette l'âme. Oui, vous êtes vulnérable, comme je le fus longtemps, et le suis encore, parfois.
Ils restèrent un moment silencieux, Salomon d'Ondes méditant et souriant fugacement des pensées qui lui venaient, et Jacques Novelli l'observant, tête basse, comme un écolier rusé. Il se sentait rétabli dans sa confortable fierté, mais n'avait pas tout à fait désarmé: les regards du juif étaient d'une bienveillance un peu trop moqueuse. Cet homme, en vérité, n'était pas de bonne volonté. Les épreuves de ces derniers jours l'avaient amaigri, usé, mais il portait son usure comme un fardeau de songes infinis, avec la simplicité de ceux qui n'espèrent rien. «Comment faire frémir cette figure, pensa Novelli, cherchant une brèche par où insinuer son feu, comment allumer ces yeux, éveiller dans ce corps le tremblement, la vague sacrée qui pousse vers l'autel un frère nouveau et le fait tomber à genoux, vaincu, en grand abandon confiant, en certitude de vérité?»