Salomon semblait ronronner, enfermé dans sa foi secrète, et savourant paisiblement ses rêveries. Jacques sentit monter en lui une irritation nouvelle et salubre. Il leva haut la tête, assura ses coudes sur la table et engagea la dispute avec une prudente vaillance: l'animal était capable de feintes imprévisibles. Il ne fallait pas l'effaroucher.
– Mon bon ami, je vous ai dit ces jours derniers la vraie doctrine de notre sainte Église. Vous m'avez écouté avec une indulgente attention, mais j'ignore encore les sentiments que vous ont inspiré mes paroles.
Le juif croisa les mains, baissa les yeux, se mit à peser des mots dans son esprit. Il n'avait plus, soudain, cet air de malice qui embarrassait tant Novelli. Il resta longtemps penché, puis se redressa. Ses épaules parurent s'élargir et la lueur de la bougie qui illuminait son front lui vint dans le regard. Il dit:
– En vérité, je n'ai pas entendu vos arguments, car il est entre nous un obstacle qui nous condamne à la séparation. Ma bouche tremble de vous parler ainsi, monseigneur, mais je ne peux me dérober, car si vos paroles ne m'ont pas atteint, l'ardeur et la sincérité que vous avez mis à faire de moi votre frère depuis que nous cherchons ensemble une vérité commune ont profondément touché mon coeur, et m'interdisent maintenant de vous mentir. Ainsi, écoutez maître Novelli, je crois que les doctrines ne pèsent rien. Autre chose commande nos actes et nos pensées, l'âme des mots peut-être. Peut-être Dieu est-il cela: l'âme des mots. S'Il nous conduit les uns vers les autres, ou nous retient, ou nous appelle à Lui, ce n'est point par bruit de phrases, mais par un souffle très léger auquel, pourtant, on ne peut résister. Si donc je dois venir un jour dans votre Église, je n'y serai pas poussé par un enseignement en bonne et claire langue, mais par cette douceur de brise, par ce vent de miracle que l'on sent, parfois, entre deux élans de paroles. Pour l'heure, je vous l'ai dit, nous nous efforçons l'un et l'autre contre un mur qui nous empêche de nous joindre.
– Un mur, maître Salomon? Quel est-il? Désignez-le sans crainte, je l'abattrai, répondit Novelli.
Il était exalté, soudain, joyeux, espérant la victoire proche à peine un malentendu les séparait, alors qu'il redoutait, pour parvenir à l'âme de cet homme, un long chemin de palabres difficiles.
– C'est un écueil de haute taille, monseigneur, croyez-moi. Ne m'obligez pas à parler plus avant, je ne veux pas vous perdre.
– Qui êtes-vous pour vous imaginer capable de me perdre? dit Novelli, riant. Me voici devant vous tel que Dieu m'a voulu: je n'ai ni fortune ni fief. Pourtant, les nobles et les notables de Toulouse me craignent et m'obéissent. Aucun d'eux n'a de pouvoir sur moi. Êtes-vous donc plus puissant que ces gens, monsieur le juif? Allons, vous brandissez des foudres de bouffon.
– Quelques grains de poussière suffisent parfois pour troubler la vue d'un homme et le faire trébucher, dit Salomon.
Il avait l'air anxieux, tout à coup, et pourtant il semblait impatient de s'aventurer.
– Laissons là ces sornettes obscures, lui répondit Novelli. Vous espérez la grâce de Dieu. Elle est en moi, maître Salomon, elle est dans ce coeur, dans cet esprit, dans cette bouche qui vous parle, et je veux qu'elle vous atteigne. Dites-moi donc ce qui vous préoccupe, je dissiperai ces nuées entre nous, et nous serons enfin des compagnons heureux. Parlez donc, je vous promets du beau temps pour bientôt.
– Vous vous engagez bien étourdiment. Si vous faites en sorte que Dieu souffle sur nos visages, vous serez alors aussi désarmé que moi. Nous serons offerts au même vent.
– Cessez de parler par énigmes, maître Salomon, sinon je ne tarderai pas à vous détester, et vous saurez assurément qui peut ici perdre l'autre.
Salomon d'Ondes avança ses mains sur la table, prit celles de Novelli et les serra avec un air de père impuissant à retenir son fils en partance pour une vie de fondrières, de torgnoles, d'auberges borgnes. Il dit:
– Vous me faites peur, monseigneur.
– Voilà un beau mensonge, répondit Novelli, reprenant ses pognes et les fourrant dans ses manches. Je sais de bonne source qu'il n'en est rien.
– Je suis un homme faible qui voudrait échapper à de trop lourdes peines. Vous êtes un chasseur qui guettez un gibier de Juiverie, et vous avez beau remuer la tête derrière la flamme de cette chandelle, comme si vous espériez vous cacher, je vois bien que votre gourmandise est redoutable. Me voilà contraint, maintenant, d'abandonner toute prudence, ce que je n'ai jamais fait depuis le jour lointain où mon père, la paix sur lui, a posé sa main sur ma tête et m'a dit adieu. Ce qui nous sépare, maître Novelli, c'est votre pouvoir. C'est le pouvoir que vous avez de me ramener en prison si je ne viens pas, au bout du compte, manger à votre table cette pitance dont vous me vantez les délices avec tant d'éloquence. Je ne peux goûter vos nourritures sous la menace d'un fouet. Votre pouvoir pervertit nos bontés, les miennes autant que les vôtres. Tant qu'il restera planté entre vous et moi, monseigneur, nous nous échinerons à nous vouloir convives, nous ne serons jamais que combattants, et Dieu se cachera pour pleurer.
– Quoi, voulez-vous donc que je m'engage à vous laisser retourner à la synagogue, si je ne parviens pas à vous conduire à l'église? dit Novelli, scandalisé, effrayé, sottement ricaneur. Hé, vous êtes un rusé, maître Salomon. Vous ne m'écouterez plus, si je fais cela. Vous attendrez que je me lasse.
– Je ne retournerai pas à la synagogue, maître Novelli. J'ignore encore si les événements de ces derniers jours m'ont brisé ou réveillé, mais je crois que le seul chemin qui me soit offert, désormais, est celui des pèlerins perpétuels.
– Allons, vous voulez me tromper. Je connais votre amour très pesant pour vos ancêtres, votre indulgence pour leurs erreurs. Si je vous laisse aller avant de vous avoir décrotté, vous reviendrez vers vos amis. Vous êtes encore extrêmement juif, Salomon.
– Certes, je le suis, mais j'ai beaucoup marché. Je me suis frotté à d'autres croyances, j'ai visité d'autres âmes, par d'autres regards j'ai pleuré et joui du monde. Savez-vous que j'ai connu un alchimiste, autrefois, à Cordoue? Il m'a fait pressentir des mystères impossibles à dire. J'ai envié son savoir, et la bonté de ses silences. Son église tenait sur un tapis de prières transparent, tant il était usé. Longtemps j'ai voyagé sur des chemins de mots et de rêves avec des gens comme moi sans autre patrie, sans autre foyer que nos esprits. Peut-être un jour pourrai-je vous dire mes aventures. Pour l'heure, sachez simplement que le temple où je me recueille parfois n'est pas bâti de pierres. J'essaie tous les matins de mettre Dieu au monde, voilà tout.
– Moi, je l'appelle à chaque heure du jour.
– Vient-il?
– Il me fuit parfois, parfois il me fait mal. Il m'aide peu. Je m'efforce de le servir. Il me faut vous amener dans notre Église où Il demeure, maître Salomon. Si je n'y parviens pas, je douterai du sens de ma vie. Je ne serai plus qu'une carcasse creuse pleine de vent et de nuit.
– Appelez des soldats et faites-moi saisir. Vous en avez le droit. Ainsi vous n'aurez pas mon âme, mais vous aurez ma peau.
– Que m'importe votre peau, rugit Novelli, retenant à grand-peine ses larmes.
– Alors confiez-vous à Dieu seul pour vous conduire jusqu'à moi. Abandonnez tout ce qui n'est pas Lui: votre puissance, vos registres et vos soudards, afin que Sa volonté soit faite, et non la vôtre. Quand je verrai Dieu en vous plus beau, plus vigoureux, plus nourrissant qu'il ne l'est en moi, je viendrai à votre croyance avec une gratitude que vous ne pouvez imaginer, pauvre aveugle.
– Voulez-vous dire que je dois renoncer à ma charge d'inquisiteur, à mon oeuvre de justice, à la considération du monde, à ce couvent même? Oubliez-vous que tout cela me fut confié par monseigneur le pape, qui parle parmi nous le langage du Ciel?
– Tout cela vous fut gagné par votre oncle Arnaud, frère Novelli. S'il n'avait pas été cardinal et habile aux intrigues, vous seriez aujourd'hui boulanger, comme l'était votre père. Je vous crois d'assez bonne foi pour ne point vous égarer à chercher la voix de Dieu dans les murmures des diplomates.
Jacques Novelli dressa la tête, perdu de révolte et bouillonnant d'insultes, ouvrit la bouche comme un étouffé. Il parut souffrir une peine insurmontable, et soudain se rompit, abandonnant ses mains sur la table et ne regardant plus Salomon en face de lui, mais seulement la flamme de la bougie qui tremblait. Il resta un long moment silencieux dans cette lueur, puis la voix du juif lui parvint, lointaine. Il entendit:
– Le mur est-il abattu, frère Novelli?
Il regarda autour de lui. Ils étaient tous deux environnés d'ombre, maintenant. Le couvent était silencieux, les moines s'en étaient allés à la chapelle, pour l'office du soir. Il s'avisa qu'il avait froid. Il dit:
– J'espère que vous me trompez abominablement, et que demain je me réveillerai ressuscité en bonne et belle clarté. Allez-vous-en, il me faut réfléchir.
Salomon d'Ondes le contempla avec une affection mélancolique, puis, comme Novelli se tenait obstinément tête basse, immobile et muet, il poussa le livre de psaumes devant ce frère en grand besoin de réconfort et se leva, disant:
– Un soir d'été, sous l'orme de l'Oratoire, votre oncle Arnaud m'a dit de vous: «Je le crois capable de toutes les sottises, des pires méchancetés et des bontés les plus extravagantes.» Puis il a éclaté de rire (un grand rire presque silencieux. Vous souvenez-vous de sa figure?), et m'a dit encore: «Il finira saint vagabond.» Il vous aimait tendrement, et je vous aime aussi, maître Novelli. La paix sur vous.