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Il arriva au Port Garaud sans avoir rencontré personne. Le chemin s'ouvrait en esplanade et finissait là, dans la lueur de la lune qui baignait le sable fauve. Il hésita un instant à traverser l'aire, puis suivit son ombre longue jusqu'au débarcadère où deux larges barcasses étaient amarrées et se cognaient sur l'eau noire. Plus loin, à la lisière des herbes, était la cabane du passeur, Mathias le muet, dernier habitant avant les arbres et l'obscurité buissonnière. Novelli traversa l'ombre de la masure, s'avança de quelques pas encore, s'arrêta au bord d'un bourbier de hautes herbes et se retint de respirer pour mieux entendre, au seuil du monde, les bruits menus et proches, les cris lointains, les bruissements de feuillage, comme s'il voulait surprendre les manigances de la vie en l'absence des hommes. Alors son âme s'inquiéta, s'exalta aussi. Il la sentit remuante, semblable à une bête apprivoisée écoutant l'appel de soeurs sans corps, sauvages, errantes dans des brumes inaccessibles. Il imagina qu'un ange obscur, un berger d'ombre, menait ces présences entre ciel et terre. Il l'appela, s'offrit sans crainte à son amitié. Quelque chose vint, point un ange: une bouffée de vent, et des coassements de rainettes voisines, mais cela lui suffit. Il sourit. Un bonheur enfantin s'alluma dans sa tête et il pensa soudain qu'il pourrait se faire passeur, comme Mathias, quand il aurait abandonné sa charge d'inquisiteur. Il serait celui qui dit adieu et qui pourtant demeure, celui qui sait, pour l'homme qui vient, la douceur des maisons, la chaleur des cuisines, et pour l'homme qui va le secret des chemins.

Il revint vers la ville tout gonflé de ces ténèbres vigoureuses. Il gravit d'un bon pas la pente douce qui montait au rempart du Château Narbonnais, franchit l'enceinte par le grand courant d'air de la porte de Comminges et entra dans la ruelle du port Saint-Antoine, où étaient les anciens bordels, comme un conquérant de retour dans ses murailles sûres. Il n'était pas loin de la Juiverie. Salomon d'Ondes veillait peut-être encore, dans sa maison de la rue Jouzaigues vidée de meubles et de livres. Il eut envie d'aller pousser les planches qui fermaient sa boutique, de grimper à l'étage parmi les gravats, de s'asseoir près de lui sur le plancher, de lui dire: «Réjouissez-vous, je ne sais pour quelle victoire, je ne vous apporte rien, ni bonnes paroles ni promesses, mais s'il vous plaît réjouissez-vous de me voir, car je suis un homme fragile et neuf. Je suis Jacques Novelli, passeur au Port Garaud. J'ai laissé l'Inquisiteur de Toulouse flairant la nuit le long des rives, je ne sais ce qu'il cherche, il reviendra bientôt. Serrez-moi les mains avant qu'il ne me reprenne, et tenez-moi ferme. Tenez-moi ferme, par pitié, gardez-moi de lui!» Il pensa qu'il ne pourrait parler ainsi qu'à un ami véritable. Il n'en avait jamais eu. Puceau de ventre autant que d'esprit, redoutable et mourant de soif, puissant et transi, ainsi était-il. Gui de l'Isle n'était que son frère de lait, il le connaissait trop. Ce qui l'unissait à lui était plus solide qu'une amitié, mais moins beau. De quel secours, de quel bienfait serait un compagnon de route occupé d'espérances semblables aux siennes, et cheminant vers les mêmes mystères!

Ainsi rêvant, il arriva au carrefour des Tavernes, près de la place des Salins. Des lanternes brûlaient sur des rebords de lucarnes ouvertes au ras du sol. Il s'arrêta un moment pour écouter les bruits qui montaient de ces lieux bas et fascinants, éclats énervés, bordées de rires, cliquetis de pots et de timbales, piétinements de danses ivres. Puis il voulut poursuivre son chemin, il le fit en frôlant les murailles et soudain, au fond de ces rumeurs, il entendit une femme qui chantait doucement des vulgarités tristes. Il s'approcha du soupirail d'où venait la voix, jeta un coup d'oeil alentour. Les rues étaient vides. Alors il s'accroupit, poussa la lanterne qui le gênait et se pencha sur cette cave moins turbulente que les autres, et moins peuplée. Il ne vit d'abord que des dos voûtés devant des gobelets. La chanteuse était une longue fille maigre aux yeux charbonneux. Elle se tenait debout contre la muraille du fond, entre deux tonneaux, et poussait sa complainte avec application, timide et solennelle, les mains croisées sur le ventre. Tous les hommes la regardaient en silence, ou savouraient sa mélodie de pauvre gueuserie en faisant jouer des lueurs dans leur vin. Le tavernier, assis au bout du banc, son torchon sur la cuisse, l'écoutait comme une messe, sans se soucier d'une grosse ribaude extasiée qui reniflait dans un mouchoir, la joue posée sur son épaule. Seul un couple parlait fiévreusement à voix basse, sous la voûte de l'escalier. «Une putain sans doute occupée à se vendre», pensa Novelli. Il voulut voir son visage, mais la femme s'attardait dans l'ombre. Elle bougea enfin, traversa un pan de lumière. Il reconnut Stéphanie.

Il se dressa, palpant à deux mains la muraille obscure, et appuya son front contre la pierre, haletant, le coeur en si grand tumulte que d'un moment il ne put bouger. Quand se fut un peu dissipé le vertige qui lui bourdonnait aux oreilles, il s'approcha de la porte en titubant, l'ouvrit avec des précautions de voleur, craignant les grincements qui feraient lever vers lui des têtes agacées. A peine entré, il se renfonça dans l'ombre, en haut des marches, et chercha du regard celle dont le nom lui nouait la gorge et faisait trembler sa bouche. Il l'aperçut sous le soupirail, elle lui tournait le dos et tiraillait la manche d'un homme haut et large, à l'allure gaillarde. Elle voulait l'entraîner dehors mais l'autre, la face béate, s'attardait à planter sur sa tignasse le bonnet des bateliers de Garonne en écoutant l'adolescente qui s'égosillait au bout de sa rengaine. Novelli eut l'envie peureuse d'attendre là, dans le recoin où il était, mais un désir plus contraignant et confus le força à descendre, le dos au mur. Il parvint au bas de l'escalier comme la fille finissait son chant et s'avança parmi l'assemblée de dos courbés et de têtes lourdes qui se dépêtraient de leur mélancolie. Des hommes le regardèrent en se poussant du coude et la grosse ribaude se signa, devinant, sous sa longue cape fermée au col, la robe des frères prêcheurs. Il n'en eut pas le moindre souci. Il ne vit que Stéphanie, tout à coup tournée vers lui et le contemplant, aussi épouvantée que si venait à elle la figure d'ombre du grand Faucheur de vies. Il la saisit aux épaules. Ils restèrent ainsi un moment immobiles, visages presque joints et souffles mêlés, puis elle s'abattit en geignant sur sa poitrine, et il la serra contre lui comme s'il voulait la faire entrer dans son corps, en gémissant lui aussi, la bouche enfouie dans sa chevelure dénouée.

Alors il sentit une main épousseter son épaule. Il se retourna, et buta presque contre la face rieuse du batelier qui leva haut son bonnet, l'air très moqueur, et dit:

– Pardonnez-moi de troubler d'aussi franches amours, bon moine, mais cette greluche m'a vendu sa nuit pour quinze deniers.

Novelli lui tendit une bourse en le poussant au large. Le gaillard la prit, la soupesa, singea sur elle une bénédiction d'évêque avant de l'empocher et s'en fut entre les tables en laissant tomber quelques paroles qui firent ricaner les buveurs, mais que Jacques ni Stéphanie n'entendirent: ils étaient à nouveau étreints. Ils ne s'aperçurent même pas qu'un vieillard boiteux, excité par des pognes au cul et des gloussements de filles, venait vers eux et se mettait à grimacer des mines énamourées autour de leurs corps, en poussant sa bedaine entre des cuisses imaginaires. Ils se désunirent, se sentant frôlés par sa puanteur, et s'avisèrent que l'assemblée les regardait en riant, dans un grand vacarme de timbales cognées contre la table. Stéphanie, frémissante de rogne et de peur, voulut fuir, mais Novelli saisit son poignet, le tint étroitement serré et fit face aux gens.

Il était, tout à coup, si simplement offert, si dénué de honte, et son regard errait si calmement sur les visages qu'il fit rentrer les rires dans les gorges. Il resta ainsi immobile jusqu'à ce que l'on n'entende plus que des remuements embarrassés, puis tendit son autre main au vieux bouffon bancal, qui n'osa la prendre. Alors il le saisit par le bras, l'attira d'un geste si rude que l'autre lui vint trébucher contre l'épaule. Ainsi flanqué d'amour flambant et de pourriture paillarde, il contempla encore les figures luisantes dans la lumière des bougies. Il était pâle, il faisait effort pour se tenir droit et ne pas trembler. Il avait l'air d'un doux vainqueur fragile. Il dit:

– Je suis moine, comme vous voyez, et j'aime cette femme qui se tient près de moi. Elle est, dans mon corps et mon esprit, pareille à un grand feu. Je suis en cendres, bonnes gens, par sa faute ou sa bonté, je ne sais. En cendres sont mes sermons d'église. En cendres est ma puissance, que vous avez peut-être redoutée. Regardez-moi, avez-vous déjà vu une âme nue? La mienne l'est. Ne ricanez pas, par pitié, car il me faut encore vous avouer que les grimaces lubriques de ce vieux monstre et ses coups de bite dans l'air qui vous faisaient tant rire tout à l'heure sont aussi dans mon corps de moine et dans ma tête de moine. Mais là n'est pas le mal, je vous le dis. Là est simplement l'innocence des bêtes. Et le mal n'est pas non plus dans ce feu qui me brûle, car vous voyez bien qu'il me force à abandonner tout orgueil et à rester debout devant vous, par je ne sais quel miracle. En vérité, je crois que c'est la poigne de Dieu qui me tient à la nuque et me contraint de vous dire ces paroles que vous n'entendrez en aucune messe, de vous dire que je suis homme, comme vous, que je sais rire et pleurer et m'échauffer le ventre, comme vous, et que j'espère le Ciel aussi sottement que vous le faites, oui, la poigne de Dieu, bonnes gens, qui m'oblige encore à vous bénir et à demander place en votre compagnie, malgré la peur que j'ai de votre jugement.