Il le trouva au parloir où il lavait à grande eau les dalles, aidé par deux novices qu'il bousculait et réprimandait avec une mauvaise humeur tonitruante. Quand il apparut sur le pas de la porte, les mains dans ses lambeaux de manches et retenant ses bottes pour ne point salir le carrelage propre, les deux moinillons se signèrent, effarés, en balbutiant des conjurations, et frère Bernard, laissant choir son balai, s'avança vers lui en se cognant aux seaux, ses grosses pognes en avant, comme s'il craignait que son maître, à peine revenu de guerre, n'y parte à nouveau avant qu'il n'ait eu le temps de le retenir.
– Va donc faire chauffer un chaudron d'eau, lui dit Novelli. Fais vite, et ne me regarde pas ainsi, bougre d'âne, je ne suis pas le diable. Ne vois-tu pas qu'il faut que je me lave?
L'autre balbutia des Dieu-du-Ciel, l'air ahuri, les yeux mouillés. Il voulut palper les souillures de ce grand corps qui le toisait, les effleura mais retint ses doigts, se gratta le crâne et se précipita soudain hors de la salle en gémissant des malédictions de plus en plus sonores, le long des corridors, contre les canailles de basse pègre qui avaient osé mettre son Jacques en pareil état. Novelli le suivit sans hâte, content de se retrouver dans ses murs humbles, mais forts. Il aimait la bonne blancheur bosselée de cette maison où ses pas, ses gestes, son âme s'accordaient sans effort à l'ordre familier des détours et des meubles. Les odeurs de farine, de bois, d'herbe sèche, de parchemin, et la lumière du petit jour qui entrait, au travers des feuillages, par les lucarnes cintrées, lui parurent infiniment accueillantes et maternelles. Il pensa qu'il aurait beaucoup de peine à les quitter, si Dieu voulait un jour qu'il ne les goûte plus, et les aima, en ce nouveau matin, avec une tendresse poignante qu'il lui sembla n'avoir jamais éprouvée.
La plupart des moines s'en étaient allés orner la cathédrale, avec ceux de la Daurade, et dans la cuisine tout emplie de chaleur robuste frère Bernard était seul, accroupi devant la cheminée et soufflant sous le trépied où crépitait une énorme flambée de sarments. L'eau, déjà, fumait dans le chaudron. Novelli s'assit sur un tabouret et se déchaussa en maugréant comme un vieillard contre les douleurs de ses os. Le gros moine, la figure pourpre, se précipita pour l'aider, grognant:
– Traînailler toute une nuit dans les misères pourries, sans escorte, sans compagnon, sans même une bonne croix de fer à la ceinture, voilà bien la plus effrayante folie qui soit. N'avez-vous donc aucun souci de ceux qui vous aiment pour aller risquer la mort à provoquer les loups et les voleurs, maigre comme vous l'êtes? Déshabillez-vous, misérable, que je vous frotte le dos.
– Je suis descendu dans une taverne, frère Bernard, dit Jacques, d'un air de confession rieuse. Hé, doucement, tu m'étrilles.
– Une taverne? Qu'alliez-vous y faire, grand Dieu? Vous ne buvez que de l'eau, vous détestez les chansons et vous haïssez les ivrognes, je le sais bien: le moindre tonnelet de vin sous nos paillasses vous fait cracher la foudre.
Jacques mentit comme un batteur d'estrade, avec une faconde de plus en plus jouissive à mesure que lui venaient les balivernes. Il conta à frère Bernard comment, méditant dans la nuit fraîche, il avait entendu par un soupirail des braillards médire de l'Église et de ses saintes oeuvres. Il était aussitôt descendu à la bataille, saisi par une débordante inspiration de sermon. Il s'était mis à discourir parmi les tables. Mais ces détrousseurs hérétiques, affirma-t-il, enflant la voix, avaient voulu lui clouer le bec en l'accablant d'insultes énormes. Il s'était rebiffé, cognant du poing les trognes impies. Alors, des buveurs catholiques et des ribaudes pieuses étaient venus le disputer à ces diables si bravement, malgré leurs hoquets d'ivresse et leurs jambes mal plantées, que son habit tiraillé avait été déchiré. S'en était suivie une assourdissante volée de cruches, de tabourets, de tonneaux et de torches qui avaient mis en fuite les bavards blasphémateurs. A la fin, lui, Novelli, s'était réveillé d'un sommeil de pot fracassé sur son crâne, le cul vineux dans un berceau de planches courbes. Les putains de l'endroit, très miséricordieuses, lui avaient lavé la figure (il inventa leurs noms, mièvres et sucrés), et s'étaient affairées à le réconforter avec un grand respect pour sa personne. Il n'avait pu quitter ces malheureuses qu'aux abords de l'aube, après les avoir bénies.
Frère Bernard écouta bouche bée les sornettes de son compagnon, poussant parmi ses phrases juteuses de petits cris ébaubis et tenant à deux mains devant son gros visage captivé un bol de lait bouillant qu'il éventa du bout des lèvres, pour le refroidir, quand Novelli se tut, et lui tendit avec des précautions de grand-mère. Jacques, enveloppé dans des serviettes chaudes, s'en brûla délicieusement le gosier, à petits coups, en regardant le moine. Il se sentait soudain tout remué de malice tendre. Comme il l'aimait d'avoir si naïvement gobé ses mensonges! Il eut envie de le serrer dans ses bras pour le bien qu'il lui faisait. «Mentir est un grand plaisir, se dit-il, quand celui que l'on abuse est pur, compatissant. Bernard est ainsi: tellement pur et compatissant que me voilà content de nous comme après de bonnes paroles bien écoutées. En vérité, ce n'est pas moi qui l'ai entortillé, c'est lui qui m'a pris dans ses yeux béats, dans sa bouche ouverte, et ce fut bon pour tous les deux. Je dois être bien mauvais de penser des sottises pareilles. Pourquoi Dieu ne me fait-il aucun reproche?» Il écouta les musiques qui lui baignaient le coeur. Le Christ de vieille pierre rencontré au carrefour lui vint à l'esprit, il revit son visage usé et ses yeux creux qui regardaient au loin. Il se dit encore: «Dieu se moque de tout cela.» Il soupira, mélancolique. Bernard, maintenant, graissait les bottes de son maître avec application, à vives glissades de couenne et bouffées de chiffon. Il dit, admirant à bout de bras les reflets du feu sur le cuir:
– Moi aussi, j'aime la nuit. On s'y sent libre. On peut marcher au milieu des rues en parlant seul, en faisant de grands gestes, en pétant sans aucune honte. Les gens que l'on rencontre passent le long de vous comme des poissons en rivière. Les femmes qui vous frôlent vous meurtrissent le coeur et vous font chaud au ventre. C'est du bon temps.
– Oui, c'est du bon temps, dit Jacques rêveusement, acagnardé dans ses serviettes.
Frère Bernard lui tendit un froc propre parfumé d'herbes d'armoire, avec un sourire humble, un peu railleur, un peu contraint, qui alluma soudain la méfiance de Novelli. Il se sentit en danger dans ses mensonges et se vêtit maladroitement, agacé par ce regard tout confit en balourdise affectueuse, mais par trop insistant. Bernard, voyant son maître à nouveau sévère, s'empressa de l'aider, lissa ses épaules, disant:
– Je me suis beaucoup inquiété de vous, frère Novelli. Quand j'ai vu que vous n'étiez pas parmi nous, à l'heure du premier office, j'ai craint qu'il vous soit arrivé malheur. Les autres moines pensaient que vous aviez passé la nuit à la cathédrale, auprès de votre oncle. Ils y sont allés, en sortant de l'oratoire, avec les belles tentures que nous avons époussetées toute la journée d'hier. Mais moi qui vous connais bien, j'ai préféré vous attendre chez nous en m'occupant les mains pour tromper mon souci. Jacques, vous avez une âme de chien fou. Vous courez les ruelles et les mauvais lieux comme un saint chevalier en quête de dragon. Il vous faut partout provoquer le diable, le pousser, l'aiguillonner, au risque de votre vie. Et si l'on vous retrouvait un matin percé de dagues au fond d'un trou? Avez-vous songé à cela? Dieu garde, j'en quitterais le monde, je me ferais ermite, ou brigand par chagrin. Vous savez bien que vos folies font que je vous aime comme un frère aîné, bien que je sois d'âge plus avancé que vous, mais elles m'effraient, Jacques, elles m'effraient grandement. Fasse le Ciel qu'un grain de sagesse vous alourdisse un jour la tête. Baissez-vous donc, il me faut vous oindre le visage d'un peu d'huile d'amande, car vous sentez encore le vin.
Novelli resta raide et se laissa parfumer en grimaçant du nez, puis, regardant le moine brosser un manteau neuf, un élan d'aveu difficile lui vint, avec une grande chaleur de sang au visage. Il dit:
– Bernard, je ne veux plus être inquisiteur. Je veux me faire moine mendiant.
Frère Bernard eut un hoquet de stupeur, puis éclata de rire, agita les mains comme s'il chassait des mouches et bougonna:
– Allons, allons, ne faites pas l'enfant. Vous avez à vivre un grand destin, et s'il le faut, sacrédieu, je me sens bien capable de vous pousser à coups de trique vers les honneurs qui vous sont promis. Laissez donc ces lubies grotesques. Vous voilà déjà chanoine de l'abbaye de Fontfroide, que votre oncle a confortablement enrichie, sa vie durant. Vous serez bientôt évêque, en attendant que soit taillé votre habit de cardinal. Telle est votre route, frère Novelli. Elle est glorieuse, elle va droit. Tout à l'heure, à la cathédrale, vous conduirez les funérailles de monseigneur Arnaud au premier rang des clercs. Les nobles mettront tous un genou à terre devant vous, et vous baiseront la main. C'est un jour de grâce qui commence, autant que de deuil, et vous voilà maintenant d'assez belle allure pour tenir comme il faut votre rang.