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– Il a tué le curé de Castelsarrasin, répondit Jacques en grimaçant douloureusement. Et sans doute, aussi, le viguier.

– Tout juste, mon bon. Il les a égorgés lui-même en deux coups d'épée. Ce fut, paraît-il, très horrible.

Il dit cela avec un dégoût de mauvais comédien qui scandalisa Novelli. Une jubilation indécente brillait dans les yeux de l'évêque. Il haïssait le Hongre. Le pauvre fou serait bientôt traqué comme un loup par toutes les troupes du comté: voilà qui suffisait à asseoir largement sa figure joviale sur ses épaules. Jacques retint à grand-peine les paroles massacrantes qui lui venaient, baissa la tête, et jouant négligemment avec la croix de sa ceinture:

– A-t-on des nouvelles de Stéphanie?

– Pas la moindre. Mais si elle est raisonnable, elle ne restera pas auprès de son frère. Elle ne peut plus sauver personne.

– Elle m'a dit un jour que s'il le fallait elle mourrait avec lui pour ne pas le laisser seul paraître devant Dieu.

Jacques parla d'une petite voix tremblante, le front bas, pâle tout à coup, et suant de peur. Gui, le voyant bouleversé, vint s'accroupir devant lui, prit ses mains, chercha son regard, puis murmura:

– L'aimes-tu donc si fort? Veux-tu que j'envoie des hommes la chercher? Dis, veux-tu? J'ai là quelques estafiers qui peuvent partir sur l'heure.

– Elle ne les suivra pas.

– Hé, il faut savoir, parfois, enlever une femme. Mes gens ont assez de poigne pour te l'amener prestement. Crois-moi, elle renâclera peut-être mais plus tard, quand tu seras évêque, elle te rendra mille grâces de l'avoir sauvée.

Jacques releva la tête et regarda son frère de lait avec une stupeur effarée. Gui attendait de bonnes paroles, le visage tout froissé d'affection anxieuse.

– Tu ne me connais plus, lui dit Novelli. Tu es bon, tu es détestable, tu as grand souci de moi, et tu ne sais pas quel mal tu me fais de me vouloir ce bien.

Il posa les mains sur le visage de l'évêque, lui sourit avec un courage de désespéré. L'autre balbutia, les yeux mouillés:

– Jacques, Jacques, je ne sais pas ce qui se trame dans ta tête, tu me fais peur. Je suis un homme simple, moi, mes sentiments sont grossiers peut-être, mais quand je te vois comme tu es, je bénis le Ciel de m'avoir fait lourdaud. Tu grimpes trop haut dans la douleur, trop haut dans la bonté, j'ai peur de te perdre. Dis-moi, s'il te plaît, ce qui te rend si malheureux.

– Je ne serai jamais évêque, répondit Novelli. Je ne veux plus gouverner les gens. J'ai décidé de vivre dans la seule volonté de Dieu, sans pouvoir, libre, démuni de tout. Si je fais enlever Stéphanie par tes estafiers, je me conduis comme un vulgaire cul doré. Je renie le serment que je me suis fait, je perds mon âme, je meurs écrasé de honte. Et pourtant, il faut qu'elle vive et me rejoigne.

– Misère, misère, gémit Gui de l'Isle, tu es encore plus fou que je n'imaginais.

Ils se turent et s'enfoncèrent dans leurs pensées, accablés, indifférents aux pépiements des oiseaux au bord du toit, à la rumeur tranquille de la vie sur la place. Dame Grazide, passant sa tête ronde et fripée par la porte entrouverte, les vit ainsi: Jacques accoudé à la table, la tête penchée entre les épaules, et Gui, le front tourmenté, affalé sur la fourrure qui couvrait les dalles, contemplant le ciel bleu par l'étroite fenêtre. Elle entra, trotta vers eux sur la pointe des pieds, mais sa discrétion était feinte, comme d'habitude. Des rides malicieuses plissaient ses yeux, et le plateau qu'elle portait tintait comme une sonnaille d'agneau. Il était chargé de timbales d'argent, d'un cruchon de vin sucré et d'un monceau de galettes. Elle s'arrêta derrière Novelli, baisa sa chevelure et déposa près de lui ses gourmandises. Puis, satisfaite, elle croisa les doigts sous sa grosse poitrine et fit mine de s'éloigner.

– Grazide, lui dit Gui de l'Isle, que faut-il faire quand on ne peut accomplir un acte, et que cet acte, pourtant, est nécessaire?

– Confiance en Dieu, mon fils, répondit-elle.

Elle était sur le seuil et regardait ses hommes, rieuse, haussant à petits gestes les épaules et les bras sous ses seins lourds. Jacques tourna la tête vers elle, tout à coup ébahi comme s'il découvrait une évidence oubliée. Elle lui fit du bout des doigts un salut de grand-mère, dit:

– Ne laissez pas refroidir les galettes, elles sont moelleuses comme il faut, et sortit en laissant la porte entrebâillée. Gui ne l'entendit pas s'éloigner. Elle les épiait encore. «Elle règne sur nos vies comme au temps où nous étions enfants, se dit-il. Elle en sait sur nous peut-être plus que nous-mêmes.»

– Confiance en Dieu, murmura Novelli.

L'évêque, déjà, servait le vin, l'air renfrogné, en croquant un gâteau.

– Elle est aussi folle que toi, dit-il.

– Elle m'a remis sur mon chemin, tout va bien, Gui, tout va bien. Nous n'irons pas chercher Stéphanie. J'attendrai que s'accomplisse la volonté de Dieu.

Ils grignotèrent leur goûter et burent en silence. Quand Jacques se leva pour partir, il dit à Gui de l'Isle qu'il comptait écrire au pape pour lui demander de le délivrer de sa charge d'inquisiteur. Gui le supplia de réfléchir encore et lui fit promettre de lui confier la lettre. Il la ferait porter lui-même à Rome, par ses propres messagers, s'il ne parvenait pas à le convaincre de sa stupidité.

Dans l'escalier du palais, Novelli rencontra Grazide et l'étreignit si fort qu'elle poussa des cris de poule étouffée. Elle l'accompagna jusqu'au seuil du portail, le tint un moment enlacé, plaisanta sur sa bonne mine, puis le laissa aller et regarda son haut corps vigoureux s'éloigner dans la poussière de la place Saint-Étienne en rajustant ses cheveux blancs sous sa coiffe et murmurant une prière éperdue, comme une mère qui ne sait pas où va son fils.

12

Jacques Novelli arriva au couvent dans la première fraîcheur du crépuscule et trouva ses moines assemblés autour de la table du réfectoire, récitant debout le Notre Père devant leur quignon de pain et leur écuelle où fumait la soupe. Il prit place parmi eux, baissa le nez, et comme les autres remua les lèvres au bout de ses mains jointes, mais il ne pria pas. Quand ils furent tous assis, une fois apaisés les murmures, les bruits de bancs et de tabourets, Novelli leur demanda des nouvelles de leurs travaux avec une douceur enjouée à laquelle ses frères n'étaient pas accoutumés. Plus rien, tout à coup, ne semblait peser en lui, ni son ordinaire humeur sombre ni la tristesse du deuil qu'il venait de subir. Il parla aimablement, s'intéressa aux réponses futiles avec autant de bonté qu'aux soucis domestiques, et intervint avec une sérénité souriante dans les quelques difficiles affaires de politique quotidienne et de préservation de la foi qui préoccupaient ses gens. Les moines, habitués à la sécheresse de ses paroles et à la rigueur de ses regards, répondirent d'abord à ses questions par de grands bafouillements rougissants, en s'excusant de l'ennuyer avec leurs petites peines, puis, le voyant si bien disposé et si fraternellement attentif, ils osèrent des familiarités cordiales, et s'enhardirent bientôt à le féliciter pour le bon temps qu'il avait pris à l'orme de l'Oratoire. Frère Bernard avait raconté leurs agapes avant qu'il n'arrive. Novelli le vit, au fin bout de son banc, agiter les mains devant la figure des parleurs, pour les faire taire. Sans doute craignait-il que quelque insolence ne fasse retomber son maître en fermeté revêche. Jacques le rassura en riant de bon coeur, et en invitant ceux qui avaient un flacon ou un tonnelet caché sous leur paillasse à l'amener à cette table pour que soit dignement célébrée l'infinie tendresse de Dieu. Quatre moines se levèrent aussitôt parmi les gloussements et les hourras timides de leurs compagnons, et coururent à l'escalier. Ils revinrent en agitant au-dessus de leur tête des cruches et des gourdes, et se bousculèrent autour de Novelli, chacun se disputant l'honneur de remplir sa timbale. Jacques les laissa faire avec une indulgence de père environné d'enfants turbulents et très aimés, but quelques gorgées et contempla paisiblement les figures épanouies de ses frères, leurs regards brillants, leurs gestes humbles, soucieux de laisser pour l'autre assez de vin. Il n'y en avait guère: on ne put remplir qu'à demi les gobelets, mais le bonheur de ces hommes simples était plus radieux que devant un festin de chapons rôtis et de parfums de vieille cuve. La seule prière que Jacques fit dans son esprit, avant de les laisser à leur fête, fut pour bénir ces braves gens et pour espérer qu'il serait un jour capable, lui aussi, de jouir comme ils le faisaient des plus menus plaisirs de la vie avec cet air de goûter à des merveilles.

Ni à l'angélus, ni à l'oraison nocturne, ni aux matines, le lendemain, il ne pria. Il resta dans cette bonté vigilante, s'efforçant à chaque instant de ne rien désirer que la volonté de Dieu, et de rester accueillant, vide d'exigences ou de pensées troubles. En vérité, il ne fit qu'attendre Stéphanie, et passa la nuit aux aguets, couché les yeux ouverts dans le noir, farouchement agrippé à sa confiance. Il parvint à se convaincre que le maître de leur destin les tenait tous les deux dans la même main, et que bientôt, d'un souffle de sa bouche, il les réunirait. Il s'ancra dans cette certitude avec un fanatisme superstitieux, craignant que le moindre doute ne dresse entre eux un obstacle infranchissable, ou n'empoisonne le bon vouloir de Celui qui la poussait à sa rencontre. Il engagea même sa vie sur ces retrouvailles prochaines. «Si Stéphanie ne revient pas, se dit-il, je mourrai.» Il répéta ces mots à voix haute afin que Dieu les entende bien et s'effraie du mal absurde qu'Il pouvait faire, mais aussitôt après pensa: «Cela peut-il être? Est-il possible que Dieu m'impose une épreuve que je ne pourrais pas supporter? Non, car il ne saurait gaspiller aussi sottement ses serviteurs.» Ainsi, jusqu'à l'aube, il s'acharna à se garder paisible. Mais il ne put s'empêcher de s'épuiser en songe à porter sa compagne blessée sur des chemins bourbeux, ou d'imaginer qu'il l'attirait de toutes ses forces vers lui dans de dangereuses ténèbres, et plusieurs fois, quand battirent des portes ou retentirent des pas dans le vaste couvent, il se dressa sur son lit en bafouillant son nom.