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Au premier office du matin, où il vint consumé par sa nuit de veille, il salua les moines avec une douceur de grand malade. Sa joie pâlotte n'était pas feinte: il avait décidé de vivre éperdument bon et abandonné, l'effroi n'avait donc plus le droit de remuer son âme. A la chapelle, il prit place au dernier rang, près de la porte. D'un petit coup de talon, il fit en sorte de l'entrouvrir, à l'insu de tous. Ainsi, si quelqu'un traversait le jardin, il ne pourrait manquer de le voir. Le portail de la ruelle grinça une fois. Il guetta l'allée, le coeur bouleversé. Personne n'apparut. Ce n'était sans doute que la laitière de Saint-Cyprien qui venait déposer ses pots sur le banc de pierre, près de l'entrée, comme elle le faisait chaque jour. A la fin de la messe il sortit le premier, sans attendre ses frères. Il s'obligea à marcher lentement dans le beau matin, à s'emplir d'air frais et odorant, à se réjouir aux chants d'oiseaux, à rendre grâces à Dieu pour ces bienfaits printaniers. Mais il ne put s'abuser longtemps. Il dut bientôt s'avouer rageusement qu'il faisait là l'hypocrite, et que ce foutu printemps ne lui importait en aucune manière. Il alla s'enfermer dans la bibliothèque. Sa confiance chancelait. Il se reprit, martelant son esprit de sentences indiscutables qu'il se ronge les sangs ou s'abandonne au sort, ce qui devait advenir adviendrait sans faute. Mieux valait, donc, ne plus penser, ne rien vouloir, et oublier le temps. Mais que la journée serait longue s'il devait la traverser sans la moindre nouvelle! Il ouvrit le registre d'inquisition, le feuilleta sans rien lire. Quand frère Bernard l'appela dans le couloir, il s'empressa d'aller entrebâiller la porte, espérant un travail assez contraignant et grave pour qu'il puisse s'y dépenser. Le moine prit un air de commère et lui fit des signes sibyllins en murmurant des confidences incompréhensibles. Novelli, tremblant de pied en cap, lui demanda de parler clair.

– Madame Stéphanie est au parloir, dit Bernard, à voix basse. Que dois-je faire d'elle, Jacques?

Son coeur bondit si haut qu'il crut mourir, et son esprit fut ébloui par un vertige subit. Pourtant il s'entendit répondre à voix égale:

– Qu'elle attende. Porte-lui à manger, elle doit être éreintée. Dis-lui que je viendrai tout à l'heure l'interroger.

Frère Bernard, l'air intrigué, resta planté à le contempler.

– Je croyais que tu serais content de la voir, dit-il.

– Je suis content, répondit Jacques, cherchant derrière lui la poignée de la porte. Va vite, grosse bête.

Il se renferma brusquement dans la bibliothèque, fit quelques pas chancelants jusqu'au milieu de la pièce, tomba à genoux, les bras ouverts, et, levant les yeux vers la lucarne par où entraient des rayons de soleil au travers du feuillage, récita en pleurant et riant la prière d'action de grâces la plus effrénée de sa vie.

Quand il se fut enfin vidé de ces torrents de folle reconnaissance et d'angoisse débondée, il se releva, meurtri comme s'il venait de traverser une tempête de coups de bâton, s'essuya les yeux, mouilla de salive les cernes qu'il se sentait, se battit les joues pour effacer les traces de larmes et sortit en s'efforçant de marcher droit. Au seuil du parloir, il retrouva frère Bernard qui le guettait. Le moine lui murmura à l'oreille:

– J'ai fait ce que tu m'as dit. Elle est fatiguée et très inquiète de te voir. Si tu veux m'en croire, elle t'aime beaucoup.

Il mit un doigt devant la bouche pour signifier qu'il ne dirait rien à personne de ce qu'il devinait, et s'en alla sur la pointe des pieds. Novelli entra, à nouveau tremblant. Stéphanie était debout près de la table, les pieds nus et vêtue de haillons, comme au jour de leur première rencontre. Ils se précipitèrent ensemble l'un vers l'autre et s'étreignirent en gémissant, s'écartèrent pour se toucher la figure comme s'ils n'en croyaient pas leurs yeux et se jetèrent encore corps contre corps, ventre et visage, mains affolées, avec de grands soupirs de jouissance douloureuse. Jacques lui bafouilla en baisant son front, ses cheveux poussiéreux, qu'il avait failli mourir de son absence. Elle ne répondit pas. Il la tint enfin au bout de ses bras, la contempla, tout débordant de mots d'amour et de bonheur, et vit qu'elle était en effet très lasse et malheureuse. Il s'empressa de la faire asseoir, prit place en face d'elle, lui tendit le bol de lait qu'elle n'avait pas bu, en l'encourageant d'un sourire. Elle posa les mains sur les siennes, les attira, disant, par les yeux: «toi, nourris-moi, abreuve-moi.» Il lui obéit, et elle se désaltéra sans qu'ils cessent d'être joints. Puis elle l'abandonna, baissa la tête. Alors ce fut lui qui prit ses doigts, et de son souffle les réchauffa. Elle dit:

– Sais-tu ce qui est arrivé?

– Je sais. As-tu vu ton frère?

– Oui. C'est lui qui m'envoie.

Il la regarda, tout à coup méfiant et décontenancé. Elle eut un air contrit, un élan apeuré, vint s'asseoir à ses pieds, posa sur lui la tête en enlaçant ses jambes.

– J'espérais que tu viendrais sans que personne n'ait à te pousser, dit-il.

– Quand j'ai rejoint le camp, il était trop tard. Les deux prisonniers de Castelsarrasin étaient morts. Jean était agenouillé près de leurs cadavres. Il priait. Alors je suis tombée à genoux moi aussi, devant lui. Mon horreur de ce qu'il avait fait était si grande que j'aurais voulu l'étrangler et mourir, mais je n'ai pas pu, je me suis agrippée à lui, je l'ai serré contre moi en t'appelant de toutes mes forces, comme si la fin du monde nous tombait dessus. Il m'était insupportable que tu ne sois pas là, avec moi, à cette heure où je ne pouvais plus porter ma peine. Puis ce pauvre fou s'est mis à pleurer contre ma joue. J'ai bien senti qu'il cherchait à se faire plaindre. La rage m'est remontée au coeur, j'ai voulu m'arracher à lui, puisque je ne pouvais pas l'arracher du monde, au moins lui crier que je ne voulais plus être sa soeur, mais je l'ai consolé, je lui ai dit que je t'aimais, et que peut-être tu m'aimais assez pour essayer de le sauver. Alors il m'a demandé de revenir vers toi et de te supplier de lui pardonner sa faute. Je suis partie sans même prendre le temps de manger un croûton de pain.

– Pauvre de toi, dit Novelli en caressant le visage tant aimé. Pauvre de nous. Je ne peux plus rien pour ton frère.

– Je le sais, Jacques.

– Alors, que veux-tu de moi?

– Je veux que tu viennes lui parler et le réchauffer, puis que tu l'accompagnes où il ira. Je veux que tu n'aies pas horreur de lui et qu'il le sente. Il ne faut pas qu'il meure abandonné.

– Toi seule peux l'aider, dit Novelli, cherchant à grand-peine des mots de lumière dans sa poitrine. Tu l'aimes.

– Non, je n'en ai plus la force. Je n'ai plus que le dégoût de sa vie, et la peur de sa mort. La seule bonté qui me reste en ce monde, c'est toi.

– Moi, ta bonté?

– Oui.

– Tu es meilleure que moi.

– Je ne sais pas. Quand je te demande de secourir mon frère, c'est comme si je suppliais tout l'amour que j'ai d'aller vers lui, pour l'apaiser.

– Comment faire, dis-moi, comment faire pour ne pas le détester? Comment faire?

Il tendit ses mains impuissantes, incapables d'étreindre. Stéphanie le regarda, essayant douloureusement de pousser hors d'elle de difficiles tendresses. Ils s'efforcèrent ainsi un instant vers des bienfaits insaisissables, puis elle répondit, offrant humblement les pauvres mots qui lui venaient:

– Tu lui diras que tu veux être son compagnon.

Il haussa les épaules, hargneux contre lui-même.

– Je mentirai. Je bavarderai sur la miséricorde de Dieu. Je ferai des phrases bien tournées, mais creuses.

– Si tu sais qu'elles n'ont pas de sens, tu ne les diras pas. Et si tu souffres de ne savoir rien dire, tu te tairas. Ton silence sera bon. Ton silence ne mentira pas.

– Et s'il me parle de la misère de son âme?

– Tu lui diras qu'un homme n'est pas la misère qu'il porte, dit-elle.

Puis, soudain inquiète:

– Le crois-tu, Novelli?

– Oui. Il y a, derrière les pires méchancetés, quelque chose, dans les hommes, qui gémit toujours, qui espère. J'ai senti cela, parfois.

– Tu le lui diras avec les mots qui te viendront, avec ton regard aussi, tes mains. Je sais comment, je te connais. Tu seras comme du bon feu.

– Il me repoussera, il fera le fanfaron.

– Tu t'assiéras à son côté, le soir, à la halte. Tu lui demanderas un peu de son pain. Tu attendras que tes paroles aient fait leur chemin. S'il te blesse, tu te mettras peut-être en colère contre lui, mais tu ne le quitteras pas.