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– Hé, c'est donc moi qui vous ai vaincu, ricana Novelli. Vous n'avez pas pu vous empêcher de me plaindre, quand vous m'avez vu dépouillé, et de vous émouvoir quand vous m'avez senti prêt, pour le seul bien de nos âmes, à tout rompre de ce qui m'attachait à la puissance.

A force de jouer au saint, me suis-je dit, cet imbécile est fort capable de le devenir vraiment, et par ma faute. Je ne voulais pas avoir à me reprocher pareil désastre.

A nouveau leurs éclats de rire retentirent sous la voûte de feuillage. Ils talonnèrent leurs montures et bientôt, au sortir d'un détour du chemin, leur apparut, dans la lumière de midi, la vaste plaine du Lauragais. Frère Bernard, Vitalis et Stéphanie les attendaient au bord des champs, contemplant au loin les remparts d'un village sur une colline de belle herbe. Avant de pousser sa mule au galop pour les rejoindre, Novelli dit, épanoui:

– Et maintenant, grâce à Dieu, vous êtes pris d'affection pour moi. Vous voilà contraint de me suivre où j'irai.

– Me voilà contraint de vous suivre, en effet, pour tenter de prendre ma revanche, puisque vous estimez m'avoir vaincu. Il me reste quelques vérités dans ma besace. Je les jouerai volontiers, si vous voulez encore risquer votre vie contre elles.

– Vous perdrez, répondit Novelli avec une plaisante grimace conquérante.

Il battit la croupe de sa bête et Salomon le laissa aller, souriant de le voir si fièrement droit, et si petit sous des arbres si grands.

Parvenu à la lisière de la forêt où étaient ses compagnons, Jacques vint aussitôt à leur tête, et d'un geste de chef de bande leur ordonna de le suivre. Il connaissait ce village dont les premières maisons échappées à la vieille muraille d'enceinte étaient maintenant presque à portée de voix. C'était Avignonet. Chevauchant au milieu de la route qui ondulait parmi les prés, il désigna le haut donjon carré planté à la cime de la butte, au beau milieu de l'amoncellement des toits, et dit à Vitalis et Salomon qu'autrefois, au vieux temps de la Croisade contre les Albigeois, une troupe d'hérétiques très sauvages venue de Montségur avait fait un grand massacre d'inquisiteurs dans la salle basse du château. Après un instant de méditation, il avoua qu'il ne comprenait pas pourquoi Dieu, en cette circonstance, avait abandonné aux haches des bandits ces malheureux frères qui pourtant n'avaient jamais cessé de travailler pour Sa gloire.

– Sans doute, croyant bien faire, avaient-ils fauté avec plus d'obstination que moi, dit-il.

Il ajouta, en s'efforçant d'en ricaner:

– Notre Père céleste est tout de même impitoyable.

– Les meilleurs des hommes n'ont pas de Père au Ciel, chantonna doucement Salomon. Personne ne veille sur leur tête. Les meilleurs des hommes sont libres.

Vitalis, du haut de sa cavale, se pencha en riant et dit, ébouriffant la tignasse de Novelli d'une poigne de garnement:

– Apparemment, muletier, vous n'êtes pas de ces très bonnes gens.

Jacques secoua la tête, bougonna:

– Vous dites des sottises, et se renfrogna. Salomon le regarda malicieusement, à la dérobée, posa la main sur son épaule.

– Croyez-vous vraiment, dit-il, que Dieu se préoccupe de juger nos actes, de nous corriger, de nous punir? Croyez-vous qu'il vous baise au front, le soir, quand vous avez agi comme il faut, et borde vos couvertures? Allons, il vous faut grandir, maître Novelli. Débarrassez-vous donc de ce mauvais Créateur qui garde ses fils en enfance et ne se réjouit pas de voir chacun bâtir sa maison où bon lui semble.

– Vos persiflages ne parviendront pas à m'agacer, répondit Novelli. Vous savez bien que nous aurons tous, un jour, des comptes à rendre.

– Si j'avais à comparaître devant Dieu, dit Vitalis, il ferait beau voir que ce fainéant me juge, lui qui n'a jamais daigné soulager la Terre de ses lèpres, de ses guerres, de ses bûchers, de ses aveuglements. Mais je suis tranquille. Pas plus ici-bas qu'ailleurs je ne le rencontrerai. L'estrade d'un bateleur et le trône d'un Tout-Puissant ne sont pas du même monde.

– Crains qu'il t'entende et te fasse tomber de cheval pour ces mauvaises paroles, grogna Novelli, l'oeil sombre et le menton dans son col.

Salomon eut un petit rire de crécelle triste et dit entre ses dents:

– Quel merdeux tu fais, monsieur l'Inquisiteur.

Une grimace tordait sa bouche mince: Salomon venait de se laisser aller à l'impatience. Ce n'était pas son habitude. Novelli, vivement piqué, se dressa sur ses étriers pour l'insulter à même hauteur, mais il eut à peine le temps d'ouvrir la bouche: frère Bernard, qui n'avait rien entendu de leurs palabres, les bousculait joyeusement. Il venait d'apercevoir une auberge parmi les premières maisons, au large du rempart. Il brandit sa gourde vide et poussa son cheval au galop pour arriver le premier sous l'enseigne où un nabot de tavernier ventru les regardait venir. Salomon le suivit, Vitalis aussi, en criant qu'on l'attende. Jacques et Stéphanie mirent les derniers pied à terre à l'ombre de l'auvent. A l'instant d'entrer dans la salle où les autres remuaient déjà les tabourets, elle lui prit la main, et sans le regarder lui dit à voix basse qu'elle l'aimait. Ces mots, dans le corps de Novelli, firent une délicieuse brûlure qui le traversa comme un trait d'eau-de-vie.

Le petit homme au ventre rond posa deux cruches sur la table en assurant d'un ton de confidence que le vin était de sa vigne, puis s'en fut rabrouer une adolescente maigre et boiteuse qui s'affairait devant la cheminée à pousser des bûches trop lourdes sous un chaudron, et disparut, les pieds encombrés de volailles, derrière le rideau de l'écurie. Alors Jacques appela la fille, qui s'approcha en claudiquant bas, l'air méfiant. Il lui demanda si l'on avait eu des nouvelles, au village, de Jean le Hongre et de ses Pastoureaux.

– Ils sont passés par Saint-Félix, répondit-elle. Ils allaient vers la mer. Des colporteurs ont dit à mon père que la troupe du sénéchal de Carcassonne les attendait sur la colline de Naurouze. Je crois qu'ils seront bientôt tous pendus.

Elle rit stupidement, mais ses yeux restèrent douloureux. Stéphanie, s'efforçant de contenir les tremblements de ses mains croisées, la regarda avec un air de révolte effarée, comme si cette pauvre figure déjà fripée était celle d'une sorcière infaillible aux sentences inacceptables. Jacques renvoya d'un geste la fille, qui puait trop fort l'eau pourrie. Elle s'en fut à cloche-pied parmi les tables.

– Il nous faut partir, dit Salomon.

Il se leva. Vitalis et frère Bernard vidèrent leur gobelet et sortirent à la hâte derrière lui. Avant de monter en selle, Novelli demanda au tavernier le plus court chemin pour atteindre Naurouze. L'autre lui désigna une colline bleue, au fond de la plaine.

– La route y va tout droit, dit-il. C'est le seuil des nuages. Là finit le pays toulousain, et commence celui des vents marins. Si votre mule est vaillante, vous y serez avant la nuit.

Quand ils rencontrèrent les premiers soldats occupés à décrotter leurs bottes au bord d'un ruisseau, le ciel pâlissait à peine. Des feux fumaient au flanc de la colline proche. Ils surent aussitôt qu'ils arrivaient trop tard: l'air sentait la fin de débâcle. Novelli se fit connaître des soudards et leur demanda ce qu'il était advenu des Pastoureaux. Ils lui répondirent, fiers comme des bûcherons, qu'ils avaient trucidé une bonne centaine de ces vagabonds, que les autres avaient abandonné leurs misérables armes et s'étaient tous débandés, sauf leur chef, Jean le Hongre, qui était prisonnier. Alors Stéphanie bondit sur le plus fanfaron de ces rustres, l'empoigna au col avec une fureur invincible et hurla:

– Où est-il?

L'homme, très effrayé, tendit le bras vers la cime de Naurouze, où était un prodigieux chêne double: deux troncs s'ouvraient devant le soleil en une couronne de feuillage unique, immense, superbement déployée. Stéphanie, fascinée, regarda le grand arbre en libérant lentement le soldat de ses griffes, puis se tourna vers Jacques. Dans ses yeux brillait une lumière de folie sainte. Elle semblait contempler la mort avec amour.

15

Après avoir quitté les sentinelles au bord de la route, Novelli et ses compagnons s'engagèrent sur le sentier de Naurouze et cheminèrent sans un mot dans la rumeur d'un vent subit et le bruit cavalier des sabots sur les cailloux jusqu'à ce que leur apparaisse, au premier détour de la colline, un grand champ où gisaient les morts de la bataille. Alors ils s'arrêtèrent un instant sur la garrigue parmi les buissons bas et les touffes d'arbustes, inquiets et méfiants, semblables à des voyageurs égarés parvenus au bout du monde et contemplant, au-delà des terres sûres, les moissons de la Camarde.

– Vive Dieu, maître Novelli, dit Vitalis, grimaçant de dégoût, voilà de la belle oeuvre d'amour.

Stéphanie lui cracha une insulte sèche, baissa la tête comme un bélier et la première poussa sa monture dans le chemin qui longeait cette désolation.

Les cadavres partout abattus dans le pré étaient nus et semblaient innombrables. Certains saignaient encore sur l'herbe par d'abominables tranchées de viande, tous étaient couchés comme peut-être ils dormaient d'ordinaire dans leur lit, innocents et obscènes, offerts, gueule et ventre, ou bras et jambes batailleurs, montrant au ciel leur cul ou recroquevillés, la tête contre les genoux, pareils à des enfants avant de naître. Des hommes aux bottes lourdes, le poitrail à demi ceint de gilets délacés, allaient et venaient parmi eux, pioches et pelles sur l'épaule, les enjambaient en parlant de femmes et de solde, fouillaient des haillons entassés pour dénicher de-ci de-là, comme mendiants aux ordures, des ceinturons encore solides et des manches d'armes bien ronds en pogne. D'autres s'échinaient à creuser des fosses dans les replis du champ, environnés de sacs de chaux vive. Novelli, passant au bord de ces tombes sommaires, fit un grand signe de croix, courbé sur sa selle, en murmurant un bref miserere, mais ne s'attarda pas: il était trop préoccupé par Stéphanie qui allait devant, serrant au col son manteau que le vent menaçait d'emporter, et pressant sa mule sur le chemin montant. Frère Bernard, lui, fit halte. Jacques le vit s'agenouiller au bord d'un trou où l'on jetait des morts, et se mettre en prière. Son remords de n'avoir pas accompli lui-même ce nécessaire travail religieux en fut allégé, et il voulut s'inquiéter de ne laisser personne à la traîne, mais Vitalis et Salomon, qui avaient mis aussi pied à terre, étaient déjà loin derrière. Le bateleur tenait par la bride son cheval et celui du moine. Il attendait son ami. Le juif, penché sur un rocher au bord du sentier, s'appuyait sur un long bâton ramassé dans les broussailles pour contempler à ses pieds ces corps épouvantablement inoffensifs que l'on traînait par les chevilles, et qui avaient si rudement changé le cours de sa vie. Il avait l'air d'un berger méditatif. Novelli, le voyant ainsi, se sentit allègre et très confiant dans la bonté du bonhomme.