– C'est vrai, répondit Salomon. Je n'avais jamais connu pareille détresse. J'étais prêt à toutes les bassesses pour me sortir de tes pognes.
– Parce que tu aimes la vie, dit le Hongre, hochant la tête avec respect.
– Oui, plus que tout au monde. Aujourd'hui encore, je l'aime aussi ardemment qu'un homme de ton âge peut désirer une femme.
– S'il te plaît, monsieur le juif, donne-moi l'amour de la vie, lui dit le Hongre, le visage soudain suppliant. Ne me manque plus que lui, maintenant, pour que je meure comme il faut et que Stéphanie soit heureuse.
Salomon le regarda en souriant et rougissant comme si l'autre lui demandait de chanter encore, puis chercha des mots dans la nuit lointaine, prit une subite inspiration pour parler mais n'y parvint pas, remua la tête, murmura:
– C'est difficile à dire.
– Essaie, Salomon, lui souffla Novelli, à voix pressante. Essaie encore.
– Regarde, dit le juif, désignant d'un geste large les étoiles, les arbres, les rougeoiements fumeux des camps qui montaient du flanc de la colline, derrière des buissons et des lignes de talus. Regarde!
Il se leva, hésita un instant, ouvrit soudain les bras, et renversant en arrière la tête se mit à cogner le sol du talon, à battre des mains dans le ciel obscur, à hausser les genoux pour des élans mal assurés, à danser sans grâce autour du feu, à tournoyer avec un entrain sévère, trébuchant dangereusement aux pieds de ses compagnons, dispersant les braises du pan de son manteau, mimant des extases énamourées, menant enfin un sabbat si débridé et grotesque que Novelli enfouit le visage dans ses manches pour s'en amuser sans bruit et que frère Bernard, ne pouvant retenir ses gloussements, partit d'une toux d'asthmatique, agrippé à son compère Vitalis. Le Hongre, montrant du doigt ce grand pantin gesticulant à sa soeur, éclata franchement de rire. Alors Salomon, découragé, abandonna sa danse, reprit son souffle, se rassit et dit, penaud:
– Le seul impuissant, le seul inutile, c'est moi, Novelli. Il aurait fallu que je m'envole et que je plane sur la nuit, que j'embrasse le front des arbres et le bec des oiseaux, ainsi peut-être l'amour de la vie aurait touché ce pauvre homme. Par malheur, les plus vrais, les plus bienfaisants des sentiments ne peuvent vivre que dans un grand silence solitaire, au plus obscur de nos chairs, de nos sangs, de nos brumes. S'ils sortent, ils meurent, ou se défont en bouffonneries. Misère, je voudrais que mon corps soit un puits de lumière pour que vous puissiez voir l'amour que j'ai aussi beau que je le sens.
– Vous manquez de simple pratique, lui dit Vitalis. Pour que la vie descende de la tête aux membres, il faut éteindre la tête. Tous les saltimbanques savent cela, maître Salomon.
L'autre haussa les épaules.
– Tu ne comprends rien, dit-il.
Le bateleur lui tendit sa gourde de vin, mais il la repoussa, et se renfrogna.
– Ne sois pas fâché, juif, dit le Hongre. Nous t'aimons comme tu es. Bois, tu l'as mérité.
Il obéit à contrecoeur, s'essuya la bouche, et revenant de sa bouderie:
– Je regrette que tu ne vives pas, dit-il. Je t'aurais fait connaître une belle juive, elle t'aurait appris mes danses hébraïques.
– Moi, je t'aurais donné mes chansons, dit Vitalis. Tu aurais fait un bon batteur d'estrade.
Frère Bernard le poussa du coude, remua son cul.
– Il sait aussi jouer aux deniers, dit-il.
Il eut un air content d'aimer, anxieux aussi d'avoir parlé trop fort, d'avoir peut-être dispersé un parfum de miracle naissant.
– Il fait bon, murmura Novelli. Regardez la lune. On dirait une fille timide.
Elle était à demi cachée par une haute branche de pin parasol. La nuit sembla soudain d'une inépuisable douceur.
– Bonté divine, soupira le Hongre en contemplant le ciel.
Il resta un long moment bouche bée, puis vint sans bruit au bord du feu mourant, se pencha au-dessus des bûches, prit Salomon par le cou et lui dit quelque chose à l'oreille que les autres n'entendirent pas. Le juif sourit, les larmes aux yeux. Jean le Hongre se rassit à sa place et bafouilla encore, regardant ses compagnons, épuisé d'étonnement:
– Bonté divine.
Les autres baissèrent la tête comme pour saluer une présence que le moindre mot aurait effrayée. La fin de la nuit passa ainsi, en prières sans paroles. Un peu avant l'aube, Stéphanie se glissa derrière Salomon pour lui demander, à l'abri de sa main, ce que son frère lui avait dit en confidence.
– Il m'a dit que j'avais réussi à lui donner l'amour de la vie, murmura le juif, retenant à nouveau des pleurs de contentement. Je crois qu'un grand bonheur lui est venu, je ne sais comment. C'est peut-être important, madame Stéphanie, si l'au-delà est un chemin.
Elle lui baisa la joue et ils restèrent serrés ensemble comme père et fille. Auprès d'eux, des têtes somnolaient sur les épaules voisines. Seul, frère Bernard veilla pour que le feu ne s'éteigne pas.
Quand les premières brumes pâlirent au fond de l'est, le capitaine vint avec quatre hommes de sa troupe. Novelli s'en fut à sa rencontre et l'attira vers la garrigue, pour pouvoir lui parler sans que ses compagnons l'entendent. Il lui dit que le Hongre avait confessé ses crimes, que c'était un faux moine et qu'il lui semblait inutile de s'encombrer plus longtemps d'un pareil bandit. Ces paroles ravirent le soudard. Il ordonna à ses gens d'aller au camp chercher une échelle et un rouleau de chanvre, et les poings sur le pommeau de son épée ramenée au milieu du ventre, se mit à louer avec une rudesse joviale le bon sens de monseigneur l'Inquisiteur. Novelli le toisa avec une sévérité qui le fit taire, lui tourna le dos et s'en revint sous le chêne double où le Hongre était debout, tenant Stéphanie embrassée. Les quatre soldats accouraient déjà le long de la crête, le premier brandissait une corde, les autres rameutaient une bande de curieux débraillés, encore empêtrés de sommeil, qui prirent place en large cercle autour de l'arbre, poussant dans l'air calme jurons, bâillements, rires lourds, et se grattant la tignasse embroussaillée de brins de litière. Jean le Hongre se détourna d'eux et murmura simplement:
– Fais que la mort vienne vite, Jacques.
– Je tirerai sur tes jambes, lui dit Novelli. Bon vent, mon frère.
Ils s'étreignirent, puis regardèrent la corde descendre d'une branche maîtresse où était perché l'écuyer. Alors, au milieu du cercle de badauds, comme comédiens en foire, Vitalis se mit à chanter à voix forte, Salomon d'Ondes à danser sur l'herbe avec une étrange grâce de grand oiseau maigre, frère Bernard à prier debout, les bras ouverts, offert au monde. Et quand le Hongre fut hissé vers le ciel, Novelli se suspendit à sa ceinture, le corps oblique, comme un sonneur de cloches, jusqu'à ce qu'il ne bouge plus, puis se laissa glisser au sol, cherchant Stéphanie à travers ses larmes, mais il ne vit que des bottes et des gueules ébahies de soldats. Il voulut hurler son nom. Il ne put: frère Bernard l'empoignait aux épaules pour le remettre droit.
16
Novelli poussa un grognement de pauvre bête, se dégagea des grosses mains de frère Bernard qui le soutenaient, faillit perdre l'équilibre, se cogna aux jambes du pendu et les écarta comme branches en forêt. Il avança en titubant vers le cercle des soldats. Vitalis et Salomon accoururent à son aide, il les repoussa et bouscula sans même le regarder le capitaine qui lui tendait un gobelet de vin avec un air d'apitoiement bouffon. L'homme fit semblant de chanceler sous la rebuffade, en singeant un effroi comique, vida d'un trait la timbale, et proféra, sur les clercs et leurs sensibleries femelles, une épaisse raillerie qui fit rire sa troupe.
Novelli ne l'entendit pas: il courait déjà par la garrigue et appelait Stéphanie sous la basse brume de l'aube. Ses compagnons le suivirent pour la chercher avec lui, se dispersèrent au hasard des faux sentiers, parmi les buissons épineux, crièrent aussi son nom, hissés sur le moindre roc, explorant du regard la lande déserte et chacun demandant aux autres, de loin, s'ils ne la voyaient pas. Ils étaient soudain très effrayés à l'idée d'être privés de sa présence, et, flairant l'air gris, découvraient qu'ils aimaient puissamment, d'amour muet, cette jeune femme envolée qui ne répondait pas à leurs appels. Vitalis l'avait vue s'enfuir, à l'instant où l'on passait la corde au cou de Jean le Hongre. Il entraîna ses compagnons, désignant le bout de la crête où Jacques venait de disparaître dans un enfoncement de talus. Parvenus au rocher où tombait la pente abrupte, ils firent halte, soulagés, soupirant sombrement: au pied du mur de terre, dans l'ombre d'un bouquet d'arbustes, Stéphanie était assise, la tête enfouie dans ses jambes enlacées et Novelli, agenouillé, parlait à son oreille en caressant sa chevelure. Il l'aida bientôt à se lever, mais elle semblait à bout de forces. Elle s'abandonna contre lui. Il la prit par la taille pour l'aider à marcher. Ils s'éloignèrent ainsi, trébuchant aux cailloux, vers l'étroit chemin broussailleux qui menait à la grande route de Toulouse. Alors les autres coururent chercher les chevaux qu'ils avaient laissés aux abords du dernier campement avant le chêne double.
Ils descendirent prudemment, tirant par le licou les mules parmi les arbres et les sentes malaisées jusqu'au bord du champ de bataille où n'étaient plus que des tertres de terre fraîchement remuée, des traînées de chaux vive et une grande misère de haillons, de souliers béants, d'armes brisées. Là, ils virent Stéphanie accourir au-devant d'eux. Elle ne semblait plus accablée, au contraire, elle était à nouveau échevelée, vivace comme un feu ranimé. Elle demanda à Salomon de lui prêter son cheval, saisissant au mors la bride, comme un écuyer, et ordonnant au bonhomme, d'un regard buté, noir, éblouissant, de mettre pied à terre. Elle voulait retourner au chêne pour enterrer son frère. Salomon descendit de sa monture et répondit que les soldats, quand il les avait quittés, creusaient déjà la fosse sous le pendu. A l'heure présente, ce maudit travail qu'elle voulait faire était sans doute terminé. Jacques vint derrière elle, la prit aux épaules et lui promit de revenir dans quelques jours planter une croix et prier sur la tombe du Hongre. Elle regarda le juif. Son air disait: «Vois, père, je ne pleure pas, personne jamais plus ne me fera pleurer. Dans ce monde abominable je veux être maintenant une femme simple et pure, pure de toute cendre, de toute attente, de toute peur.» Salomon la trouva si belle et fragile qu'il se sentit monter dans la poitrine un gémissement d'amour. Sa bouche trembla, il lui tendit les bras. Elle vint s'y blottir douillettement et ils restèrent ainsi un moment, les yeux clos pour mieux goûter la paix mélancolique de leur âme. Quand elle se défit de cet embrassement, Novelli était déjà sur sa mule et la contemplait avec une bonté très aimante. Vitalis et frère Bernard, qui s'en étaient allés devant, les attendaient sous un bouquet d'amandiers, à la croisée du grand chemin. Elle monta d'un bond en selle, baisa le poing de Jacques qui lui tenait la bride, et, battant la croupe de sa bête, les rejoignit au galop.