– Je suis le Grand Inquisiteur de Toulouse, dit-il aussi sévèrement qu'il put.
Son titre sonna petitement parmi ces gens qui levaient maintenant des flammes mouvantes au-dessus de sa tête pour le regarder sans émotion, sans haine ni respect, sans rien dans le regard qu'une froideur de ciel. Une femme maigre aux doigts griffus lui prit le bras et l'entraîna. Il se laissa conduire, s'empêchant à grand-peine de trembler, butant contre des corps endormis, poussé par des mains qui surgissaient de la nuit pour s'agiter autour de ses épaules, de sa figure. Il lui sembla qu'ils étaient une multitude à les suivre, lui et la mégère accrochée à son bras, mais il n'osa pas se retourner. Ils dévalèrent un talus en courant presque, jusqu'au chemin où veillaient des hommes armés de piques. La femme leur demanda si Jean le Hongre était sous sa tente. On lui répondit qu'il s'en était retourné en ville rendre visite à l'Inquisiteur Novelli.
Jacques ne broncha pas mais sentit monter en lui une jubilation bouleversante. Ainsi, tout à l'heure, il aurait pu rencontrer le Hongre à quelque carrefour. Ils auraient parlé ensemble, face à face, avec, entre eux, la seule buée de leur bouche. Ils auraient pu se dire des paroles plus profondes qu'eux-mêmes, des secrets peut-être, qu'ils auraient niés, plus tard, devant le monde, mais qui les auraient à jamais unis.
Il prononça son nom et dit à nouveau son titre, avec une fureur hautaine, à la face de ces hommes qui le cernaient étroitement. Il y eut un instant de remuements indécis, puis des gens s'assemblèrent à l'écart. Il les entendit parler à voix basse. La femme revint seule se planter devant lui, et le poussant du bout de son bâton:
– Rentre chez toi et attends-le, dit-elle. Il viendra sans doute avant l'aube.
Elle lui vint sous la figure, brandissant haut sa canne et dit encore, grotesque, fanatique:
– Il viendra avec sa foudre ou sa bonté, selon l'état de ton coeur.
Des fantômes aux mauvaises trognes le chassèrent à grands gestes, sans plus de hargne que s'ils voulaient effrayer un chien errant.
Novelli revint vers la ville, l'esprit bancal. Il lui sembla que depuis le matin de ce jour les appuis de sa vie s'étaient peu à peu dérobés, que le monde, maintenant, s'ouvrait sur des espaces sans bornes et que ses routes intimes ne conduisaient plus nulle part. Il pensa à la fille nyctalope rencontrée rue du Puits-Creux. Il se sentit pareil aux hommes qui la suivaient: ignorant et aveugle. Il appela timidement une conductrice invisible pour son âme, mais se retint d'imaginer son visage, et se dit avec une grande mélancolie qu'il n'avait en vérité rien à craindre ni à espérer. Demain, son travail de justice le remettrait sur un chemin ferme et sûr. Il retrouverait sans aucun doute son savoir indiscutable.
Ses pas le conduisirent, sans qu'il l'ait clairement voulu, à la porte du Bazacle. Il y avait là une recluse, une fille sainte qui s'était fait emmurer dans un coin de rempart, pour ne plus fréquenter que Dieu, et ne parler qu'à Lui. Elle vivait des rares nourritures que les voyageurs lui offraient au travers d'un guichet, en échange de ses prières. Elle ne voyait du monde que ces mains providentielles et passagères. Novelli l'avait connue, autrefois. Il allait souvent lui parler, la joue contre la muraille, la bouche près du trou d'ombre par où lui venaient l'air et les bruits du dehors. Il priait avec elle, lui parlait des choses quotidiennes, lui donnait aussi des nouvelles de sa mère et du fils qu'elle avait eu d'un viol, à quinze ans d'âge. Il l'aidait à chercher le Ciel, parmi les excréments de son réduit. Elle ne répondait jamais à ses paroles, ne posait aucune question, mais il savait qu'il n'était séparé d'elle que par l'épaisseur du mur. Il entendait parfois son souffle et des murmures de psaumes, quand il se taisait.
Il s'agenouilla sous la haute voûte sarrasine et se mit à réciter à mi-voix le premier verset de l'Évangile de Jean, comme il faisait d'ordinaire, pour l'appeler tout près. Puis il lui conta les détours de sa journée, il lui parla longuement de son âme et de ses errances, avec une confiance infinie. Il lui demanda de l'aimer, non point de prier pour son salut, mais de l'accueillir dans son esprit, comme il désirait qu'elle vive dans le sien. Il s'exalta jusqu'à la supplier de lui porter secours, sans qu'il sache comment cela pouvait se faire. Avant de se taire, enfin apaisé, il lui dit:
– Que ta main seulement apparaisse au guichet, et je saurai que tu m'as entendu.
Alors il se sentit empoigné à l'épaule. C'était un soldat du guet, dont les pas s'étaient confondus avec les bruits du vent. L'homme lui apprit que la recluse était morte. On l'avait enterrée la veille au charnier Notre-Dame. Il n'y avait personne derrière le mur.
3
Novelli passa la nuit au Bazacle, priant pour l'âme de la recluse et pleurant en secret, agenouillé sur le pavé, dans un recoin de la haute porte. Quand il fut à bout de larmes, une paix nouvelle lui vint, avec le sentiment impérieux et doux que cette pauvre fille, dont il avait oublié le visage, ne quitterait plus désormais son esprit, et serait à jamais son amante inaltérable. Un court moment, le temps d'un silence d'aube entre deux chants d'oiseaux, il eut la certitude qu'il en serait ainsi. Alors, tout soudain, un fracas de galop réveilla la ruelle. Il se rencoigna, le front contre la muraille, les mains sur la figure. Un étrier frôla ses épaules, il sentit passer un grand vent d'homme sur un cheval large. Il ne se retourna pas. Il savait, il était sûr que c'était Jean le Hongre qui s'en revenait à son campement après l'avoir cherché partout. Il attendit, avant de lever la tête et d'ouvrir les yeux, que le ferraillement de cavalcade ait franchi la porte du Bazacle. Quand le bruit se fut assourdi dans l'herbe de la rive, il descendit vers le fleuve et aperçut au loin, dans les premières lueurs, l'ombre du cavalier chevauchant vers Saint-Cyprien. Cet homme, maintenant, ne lui importait plus guère. Il trouva bon qu'il s'éloigne ainsi, et se crut pour toujours débarrassé de lui. La nuit, comme un fardeau, lui tomba des épaules, il soupira profondément et se sentit léger parmi les parfums vifs du petit jour.
Les Pastoureaux quittèrent Toulouse par la Garonne. Des brumes traînaient encore au ras de l'eau, mais il y avait déjà de l'or dans l'air, parmi les oiseaux lents. A la proue du premier chaland, Jean le Hongre, planté raide sur son cheval de labour, tenait son épée haut levée comme une hampe de bannière: au bout de la lame flottait un lambeau de tunique frappé d'une croix. C'est ainsi que Novelli le vit lentement passer, le ciel au front, porté par le courant du fleuve, avec derrière lui sa troupe affalée dans des bateaux plats. Ces gens semblaient accablés par les sanglantes saouleries de la veille, et mal dépêtrés de la nuit. Aucun ne chantait, ni cantique ni paillardise. Seule musique: des raclements de bâtons et de savates contre les flancs des barcasses, et de lointains croassements de corbeaux, dans les promesses de soleil.
Les moulins s'éveillaient. Des têtes aux lucarnes, des serviteurs frileux menant des chevaux boire regardaient défiler cette croisade de perdus avec une curiosité vaguement envieuse, bientôt distraite par les labeurs du jour. Quelques filles se mirent à courir le long de la rive, accompagnèrent un instant des chiffons lentement balancés à bout de bras dans la brume, signes d'adieu qui s'en allaient sur l'eau. Dès qu'ils furent éloignés elles se détournèrent de ces hommes qui s'étaient peut-être frottés à leur peau, et leur regard changea de lumière. Elles s'en revinrent, préoccupées, déjà, de besognes quotidiennes. Novelli aima ces gens fidèles à la rive, malgré la tentation des bateaux. Il les salua, cheminant vers le Pont Couvert et le couvent de la Daurade dont on voyait au loin, dans la courbe du fleuve, le toit de tuiles ensoleillées et les feuillages de son jardin qui débordaient des murailles. «Dieu vous garde», dit-il bonnement à des femmes occupées à puiser l'eau, à des hommes cheminant vers des vergers, et il pensa que Dieu, en effet, les gardait dans l'enclos de Toulouse pour que se perpétuent le travail de la vie et la sagesse des saisons. On lui rendit son salut sans respect ni crainte dans l'innocence du matin.
Il fallait qu'il aille prendre des nouvelles de son oncle le cardinal. Il s'y sentait obligé par une affection inquiète, envahissante, mais savait qu'il serait pressé de partir, à peine franchi le seuil de sa chambre. Une impatience perpétuelle le poussait sans cesse hors de la paix et de la jouissance des jours. Il se demanda pourquoi il en était ainsi, marchant à grands pas, l'esprit à nouveau fermé aux rumeurs du fleuve et de la ville réveillés. Que cherchait-il? Même ses prières ordinaires étaient haletantes. On lui en avait fait la remarque, autrefois. Il s'était appliqué à freiner sa langue, mais sa ferveur s'en était étiolée. En vérité, les lenteurs du temps l'agaçaient. Il désirait à chaque instant que son front s'ouvre et que le ciel y entre. Il n'attendait rien d'autre et s'irritait d'attendre. Peut-être abîmait-il sa vie à l'encombrer de trop d'espoir.