Quand Novelli le Vieux le vit entrer habillé en laïc, les joues creusées et les yeux enfiévrés par sa nuit de veille, il eut un sourire malicieux qui plongea son neveu dans une confusion furibonde. Le cardinal, sans aucun doute, estimait que son Jacques sortait à l'instant d'une paillasse de fille. Il ne lui en dit rien mais profita de son embrassement pour flairer sa figure. Novelli, d'un geste brusque, se défit de lui, s'assit à son chevet et s'efforça de lui sourire, mais il y parvint si mal qu'il se détourna vite. Ils restèrent ainsi un moment silencieux, l'un tête basse et l'autre le regardant, l'air benoît. Arnaud voyait bien que Jacques était fâché. Il en était triste, mais au fond de son doux chagrin brillait encore cette lueur de naïveté contente qui agaçait si fort le jeune Novelli. «Pardon, disait le regard de l'oncle, pardon de m'amuser encore des pétillements de la vie, moi pauvre fou qui pars en cendres. Qu'importe le bordel d'où tu viens, il ne t'a pas sali, fils, n'aie pas peur, n'aie pas honte, tu es lisse, tu es bon, et vois comme je t'aime de m'accorder ta présence.» Sa longue main aux veines saillantes chercha au bord du lit celle de Jacques qu'il amena sur le drap, pour la caresser. Il dit enfin, toute malice éteinte:
– Tu prends trop de peine, fils. Je te vois bien fatigué.
– Mon oncle, je le suis, répondit Novelli. J'ai couru toute la nuit après des ombres, des chimères. Elles m'ont tenu éveillé jusqu'à l'aube, puis se sont dérobées.
Il dit encore à voix basse, le menton contre la poitrine:
– Je n'ai pas paillardé.
Le cardinal sourit à peine et baisa la main de son neveu. Alors Jacques lui raconta son errance au camp de Jean le Hongre, et sa visite à la recluse morte. Novelli le Vieux écouta son récit avec une pitié très anxieuse. A la fin, il lui demanda:
– Que voulais-tu donc à ces gens, Dieu du Ciel?
– Je ne sais pas, répondit Jacques. Peut-être leur prendre et leur donner quelque bonheur inexplicable.
– J'ai connu de ces envies, dit le cardinal.
Il resta pensif un moment, puis un souvenir raviva ses yeux. Il se mit à rire en silence, tout doux et de plus en plus radieusement, jusqu'à ce que les larmes lui viennent.
– A ton âge, Novelli, j'ai couru la nuit moi aussi, dit-il. Mais je ne m'y suis jamais perdu parce que je n'y cherchais pas le Ciel. J'étais comme un chien friand de truffes, de fruits nocturnes, de festins d'ombre. J'ai fait des rencontres délectables que mon confesseur, Dieu merci, a toujours ignorées, et des sottises que tu m'envierais, si je te les disais. Tu n'en feras jamais de pareilles, toi qui ne sais pas jouir sans honte. Pauvre fils! Tu es comme un loup qui veut faire l'aigle. Tu marches le museau levé vers les nuées, tu ne vois pas que tes pattes s'enfoncent bravement dans les broussailles, et te voilà entortillé, et tu couines, tu te pousses du col, la tête dans les ronces tu ne démords pas de ton désir d'étoile! Hé, foutu bien-aimé, c'est en flairant l'humus qu'on trouve son chemin!
– Et les truffes aussi, père Novelli, dit Jacques, les yeux rieurs.
Le vieil Arnaud jubila, l'air espiègle.
– Oui, les truffes aussi, dit-il. Je t'en souhaite de charnues, fils, de parfumées, de biens saoulantes.
Novelli le Jeune, pris de joie douce, lui aussi, se laissa glisser à genoux, posa la tête sur l'oreiller, joignant son front à celui de l'oncle.
– Jacques, mon Jacques, dit le cardinal, comme il me plaît de te voir rire enfin de tes misères! Embrasse-moi et va-t'en, je vais mieux. Je vais bientôt sortir de la faiblesse où je suis. La vie m'attend, je la sens impatiente. Oui, je vais bientôt sortir, je t'accompagnerai partout où tu iras, et je marcherai les pieds au ciel, pour avoir la tête plus près de toi.
A l'instant de se séparer, l'un au seuil de la chambre et l'autre presque indistinct dans la pénombre, les deux Novelli se regardèrent longuement, et se firent en même temps le même signe d'adieu.
A midi, Jacques Novelli, vêtu de la robe noire et blanche de frère prêcheur, vint au Château Narbonnais. La vaste cour pavée, cernée par de vieilles tours de briques et de boue ocre, lui parut ce jour-là plus fréquentable, peut-être parce qu'il y entra avec le vieux Novelli cheminant à l'envers du monde, à son allure, la tête jointe à la sienne. Ce lieu, d'ordinaire, l'accablait. A peine franchie la porte ferrée, il lui semblait quitter le fil des jours pour entrer dans des limbes mornes, hors de la vie. Personne, à l'intérieur de cette enceinte, ne parlait et ne se tenait comme ailleurs, dans la cohue allègre des ruelles. Les comtes de Toulouse avaient vécu ici, autrefois. L'air avait gardé de leur déchéance une tristesse noble, et les murs des rides, des fatigues inguérissables. Des soldats et des concierges veillaient sur les entrailles des tours où grouillait une foule de prisonniers très orduriers, dont l'odeur de mort et de merde montait au jour chaque fois que l'on ouvrait les portes basses pour leur jeter quelque nourriture. Certains soirs d'été poisseux, ces relents envahissaient les salles du Parlement accolées à la muraille, et la Viguerie où l'on rendait la justice. La puanteur était alors si insupportable que le viguier et les notables de sa suite renonçaient à travailler et s'en allaient au bain, laissant leurs infatigables fonctionnaires, greffiers, secrétaires et clercs à leurs besognes de taupes, dans les parloirs et les corridors sonores. Ces gens poussiéreux aux doigts tachés d'encre se gonflaient volontiers d'une importance qu'ils n'avaient pas, affectaient de parler latin, de ne rien entendre des hurlements qui parfois les frôlaient, dans les hauts couloirs, et de ne jamais penser aux remuants charniers dont ils étaient comptables. Novelli détestait leur courtoisie vulgaire, leurs parlotes compétentes, au pas des portes voûtées. Ces peigne-culs lui semblaient aussi haïssables que des docteurs dans une maison de mourant: environnés de douleurs et contents de leur science.
Il traversa, dans un envol de robe, une nuée de sourires et de politesses empressées, et par la galerie le long du mur d'enceinte, il s'en fut droit à la Tour Gaillarde. Là, il demanda aux deux soldats de garde d'aller chercher Stéphanie et de la conduire à la chapelle des comtes, où il désirait l'interroger. On lui obéit à pas lourds, sans le moindre mot, ni servile ni rétif. Ces hommes avaient des têtes de brutes endormies et revêches. Novelli pensa qu'ils fréquentaient de trop près la souffrance des prisonniers: elle avait sans doute sali leur âme, et ils en détestaient le monde. Voyant les deux soudards se courber pour franchir la porte de la tour, une bouffée de compassion lui vint au coeur. Il leur lança deux deniers de cuivre, mais son geste fut si furtif et maladroit que les pièces roulèrent dans la poussière, et que les hommes ne s'en aperçurent pas. Il enfouit les mains dans ses manches et s'en alla comme un fautif.
La chapelle n'était guère entretenue depuis que le règne des comtes de Toulouse s'était éteint, mais elle sentait bon l'encens fané, le silence et la poussière de soleil. Novelli s'agenouilla devant l'autel, sur un prie-dieu aux grincements sonores comme des éclats de feu, en ce lieu de vieille paix romane. Aussitôt lui parurent plus lointains et impalpables que des saisons enfuies les douleurs et l'affairement qui environnaient ces murs. Il ne pria pas, mais s'emplit un long moment des belles lueurs d'or pâle qui tombaient des vitraux étroits. Un claquement de serrure le réveilla soudain de sa rêverie. La porte s'entrouvrit et se referma, des pas de sandales s'avancèrent derrière lui, s'arrêtèrent tout près. Il se retourna.
Il ne vit d'abord que la misère de Stéphanie, ses haillons de vieux sac, sa taille ceinte d'une corde et ses pieds ficelés dans des chiffons bourbeux. Elle puait, mais elle était belle. Novelli se sentit le coeur étrangement poigné quand il rencontra son regard, aussi noir et vivace que le sien. Il s'émut de cette parenté. Les yeux de ce visage lisse sous la crasse avaient les mêmes éclats que ses nuits remuantes. Il s'y chercha dedans, se trouva. Son esprit lui échappa. Il eut un bref instant d'affolement, se reprit. La fille parut tout à coup inquiète du silence de cet homme qui la regardait sévèrement. Elle lui trouva une beauté d'ange méchant, ainsi debout dans la pénombre, avec son rayon de soleil sur l'épaule.
– Ton frère est parti, dit-il. Chance pour toi: il mourra bientôt, car il est enragé, et tu vivras si tu veux m'obéir.
Les yeux de Stéphanie s'emplirent de larmes à cette nouvelle et sa bouche frémit, mais elle resta droite, les mains jointes sur le ventre, durement serrées pour les empêcher de trembler. Novelli vit qu'elle s'en allait en songe sur la Garonne à la poursuite du Hongre, enveloppait le frère enfui d'embrassements, de déchirures d'adieux, de bénédictions muettes. Il en fut irrité. Il dit:
– Espère son salut si tu veux mais laisse-le aller où il doit. Défais-toi de lui, que diable, la vie nous veut aimants, mais libres. Je t'ai dit qu'il mourrait. Peut-être non. Peut-être que Dieu veut le prendre vivant et l'employer à des oeuvres moins basses que celles où il se perd. Je peux l'aider, t'aider aussi. Tu n'as pas une figure de mauvaise femme.
– Je n'ai besoin d'aucun secours, répondit Stéphanie, mais soyez béni si vous avez pitié de mon frère. Pour l'heure, il se croit encore invulnérable, car il est comme sont les hommes: tout farauds et vantards quand un mal invisible les prend. Il croit sa douleur passagère, mais je sais bien, moi, qu'il est infirme maintenant que je ne suis plus auprès de lui. Il tombera bientôt de cheval, à sa gauche où je ne suis plus. Ses mains me chercheront dans l'air, son front se fendra sur les cailloux, sa bouche mangera la terre et il mourra couché sur le côté gauche, où je ne suis plus.