– Il convient de le tenir ferme et de ne point l'abandonner, dit Novelli. Il convient de le persuader qu'il aurait à souffrir de grands maux s'il crachait maintenant au visage du Christ, après avoir reçu Sa grâce. Quand Dieu a conduit, de gré ou de force, un homme dans son Église, il convient de faire en sorte qu'il ne retourne pas à ses manigances de païen.
Il parla avec une hauteur austère et lente qui fit lever une tourmente de rides inquiètes sur la grosse figure de frère Bernard, puis se remit à compulser rageusement les parchemins qui lui avaient si fort embrouillé l'esprit jusqu'à ce crépuscule.
– Cependant, dit le moine, tout hésitant et timide, comment l'obliger à détester la religion de ses pères, s'il ne l'a point reniée de bon coeur? Ce juif n'est pas un fanatique, il est trop occupé de tranquilles études pour haïr qui que ce soit au monde, je le connais, c'est un philosophe de bon renom. Il a perdu ses biens et la paix du coeur, en ce mauvais jour que nous venons de vivre. Frère Novelli, ne pensez-vous pas qu'il a souffert assez pour mériter au moins qu'on lui tourne le dos?
– Salomon d'Ondes est chrétien, Bernard, l'oublies-tu? Il est ton frère, désormais. As-tu jamais laissé se perdre l'âme d'un frère, dis-moi? Avant d'être baptisé, il n'était qu'un espoir d'homme, mais maintenant le voilà fils de notre Église, comme nous le sommes, toi et moi. Il viendra à notre amitié. Il le faut, bon moine. Je lui parlerai, un jour prochain. Es-tu certain au moins qu'il n'a pas l'intention de quitter Toulouse?
– Si Dieu veut, il partira demain matin pour Cordoue, où il a vécu autrefois. Le rabbin Eliezer lui a donné de l'argent et une vieille mule infirme, je l'ai vue: elle le portera peut-être jusqu'à la première auberge, mais guère plus loin. A l'heure qu'il est, il doit boucler ses bagages dans les gravats de sa maison. Il espérait sauver des décombres quelques livres et un antique bâton de pèlerin qu'il voulait à toute force retrouver, car il le tenait, à ce qu'il m'a dit, d'un grand sage aveugle qui fut son maître.
Jacques s'accouda sur ses genoux, enfouit le visage dans ses mains et resta ainsi, immobile et silencieux, jusqu'à ce que frère Bernard, rajoutant une bûche au feu, réveille les braises mourantes dans de grands claquements de bois et bondissements d'étincelles. Alors Novelli le Jeune releva la tête. Ses tempes battaient, sa bouche tremblait, et dans ses yeux luisaient des pensées très sèches et dures.
– Va chez le viguier chercher un soldat, dit-il. Conduis-le chez Salomon d'Ondes. Je veux qu'il arrête ce pauvre homme et l'amène à la prison de l'Écarlate, où j'irai le voir demain matin.
– Il n'est pas juste de persécuter ce juif, maître Novelli, répondit frère Bernard Lallemand en contenant à peine des sanglots dans sa gorge. Voyez, j'ose vous regarder droit pour la première fois de ma vie, moi, fils de brute épaisse et de mère sans esprit, pour vous dire que vous faites mal, je le sens.
– Selon la loi, Salomon est chrétien. Il doit être tenu pour hérétique, s'il retourne à ses sabbats. Où est ma faute?
– Je ne la vois pas mieux que vous. J'ai peur, simplement. J'ai peur de vous voir tomber au fond de votre intelligence de grand clerc. Votre science est pure, je le sais, elle est de bonne et belle source. Mais dans l'eau claire aussi on peut mourir noyé. Ordonnez maintenant ce qu'il vous plaira, je vous obéirai, car je vous aime assez pour vous servir fidèlement, malgré les peines que vous me faites.
Frère Bernard trouva Salomon d'Ondes dans une ruine d'écurie, couché parmi la paille avec la selle de sa mule sous la tête et son maigre bagage serré contre son flanc.
– Venez avec moi, lui dit-il doucement. Je vais vous abriter comme il faut.
Le juif se dressa, éveillé, à la lueur de la lanterne, comme si de sa vie il n'avait jamais dormi. Il eut un petit rire pitoyable et demanda:
– En quelle prison?
– L'Écarlate, maître Salomon. Elle n'est pas méchante, et guère peuplée. Vous n'y resterez pas longtemps.
L'heure de minuit était proche. Jacques Novelli veillait encore dans sa chambre éteinte, pensant à Stéphanie et croyant ne penser à rien.
4
La prison de l'Écarlate était une vaste cave très antique traversée de galeries dont on ne savait pas, tant elles étaient tortueuses et basses, encombrées d'eaux noires et de caillasses éboulées, si elles allaient se perdre dans la nuit de la Terre ou si elles pouvaient encore conduire, par d'innombrables détours et débris d'escaliers, du palais de l'évêque Gui à la cathédrale Saint-Étienne, qu'une ruelle séparait. Nul ne s'en serait soucié si quelques bateleurs et méchantes langues hérétiques ne s'étaient obstinés à chanter au vent des places de détestables paraboles sur ces bas-fonds et ces hauts lieux. Selon ces gens, les deux bâtisses épiscopales, jointes indiscutablement par leurs racines, prospéraient ensemble sur le malheur des persécutés. Quelques rimeurs et mauvais imagiers avaient même représenté l'évêque Gui grassement assis entre les tours ouvragées de ses demeures, et tenant le peuple toulousain prisonnier dans les ténèbres charnues de son fondement. Gui de l'Isle connaissait ces sornettes moqueuses que l'on colportait sur son compte. En vérité, les traits maladroits des gravures et les vers mal chevillés des chansons l'offensaient plus que la méchanceté du propos. Sans doute se serait-il senti moins gravement sali par des refrains en belle langue bien luisante. Il aurait détesté leurs auteurs, mais se serait vanté de ne les point poursuivre. Il avait cette fausse indulgence un peu craintive et ce respect superstitieux que les hommes de grand pouvoir éprouvent parfois pour les bouffons de haute verve, mais jugeait avec une chaleur cruelle l'art malsonnant des chansonniers. Il en avait fait emprisonner plusieurs à l'Écarlate pour crime, disait-il, de lèse-poésie, et par pédagogie bien sentie: ces canailles devaient apprendre que la misère, en ces lieux profonds, n'était pas aussi sordide qu'ils le prétendaient. Et, de fait, c'était vrai.
L'évêque y descendait parfois de mauvais coeur surveiller des ménages à grande eau, maugréant de dégoût, son manteau serré autour des jambes de peur qu'il n'effleure des souillures, et houspillant ses prisonniers pour ne pas se laisser aller à les plaindre. Il n'y avait en cette prison ni criminels ni hérétiques notoires, mais quelques piètres malandrins, quelques mauvais parleurs et des témoins douteux cités à comparaître devant le tribunal d'Inquisition, que l'on enfermait là pour les faire un peu macérer dans la crainte des juges. Ces gens mangeaient ensemble leur pain noir dans une vaste salle vaguement éclairée par des soupiraux, et dont le fond était ouvert sur l'obscur labyrinthe d'où revenaient toujours ceux qui s'y aventuraient. Ces galeries, selon leurs récits, ne conduisaient à aucune lumière mais au royaume des rats, au-delà de portes trop rouillées et bancales pour être ouvertes ou fermées, d'où l'on n'entrevoyait que de nouveaux couloirs.
Salomon d'Ondes décida pourtant d'occuper ses premières heures de mauvais chrétien à explorer ces souterrains. Il prit donc une torche à la muraille, et s'éloigna aussi furtivement qu'il put des gens affalés sous les hautes meurtrières. Au seuil de l'ombre, un jeune bateleur lui demanda en riant s'il ne se sentait pas assez prisonnier dans la salle commune pour aller encore courber la tête et s'écorcher le dos sous des voûtes plus basses. Salomon lui répondit qu'il n'espérait rien, mais qu'il aimait chercher. C'était un homme aventureux. Il n'était pas de mystère qui n'allume en lui une jubilation fouineuse, un désir presque amoureux de palper le noir.
La détresse où il était n'avait fait qu'enfiévrer son désir de comprendre. Il s'était plaint, la veille même de son malheur, de la platitude des jours. Depuis qu'il était établi à Toulouse, il avait irrémédiablement usé ses livres à les relire, et s'il n'avait cessé de les fréquenter, c'était pour ne point rêver seul au savoir de tout ce qui vit, à la montée des sèves, à la lointaine ironie des étoiles. Mais ces rêveries mêmes avaient peu à peu perdu de leur saveur, et l'envie lui était venue d'un grand vent qui abattrait des portes dans son esprit, qui ouvrirait des chemins inconnus. Il s'était risqué, ces derniers jours, à prier avec une véhémence nouvelle, à appeler sur lui un événement imprévu, à secouer Dieu pour le réveiller, sans espoir véritable, car sa vie lui paraissait alors si tranquillement tracée que rien, selon toute raison, ne pouvait survenir. Et maintenant, explorant les couloirs profonds de l'Écarlate, il goûtait le bonheur amer d'avoir été exaucé. Il avait espéré l'aventure, elle était là, effrayante, devant lui. Il raillait douloureusement sa folie de l'avoir désirée, mais s'émerveillait que Dieu ait mis un empressement si furieux à le satisfaire. En vérité, il puisait dans les ténèbres où il portait sa torche autant d'effrois que de questions, et d'envies d'aller plus avant.